Campus n°144

« Flipper », la sonde née de l’armure du Homard

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Les tensions physiques qui parcourent les membranes cellulaires jouent un rôle important dans de nombreux processus biologiques. Grâce à des travaux menés dans le cadre du Pôle de recherche national « Biologie chimique », les scientifiques disposent désormais d’une sonde moléculaire capable de les détecter.

C’est le changement de couleur du homard lorsqu’on le cuit qui a donné l’idée à Stefan Matile. Ce passage du bleu ou brun-noir à un orange éclatant, bien connu des amateurs et amatrices de fruits de mer, est causé par une molécule contenue dans la carapace du crustacé qui, sous l’effet de la chaleur, change de forme et, par conséquent, de teinte. Un principe que le professeur au Département de chimie organique (Faculté des sciences) a exploité pour développer, avec l’aide de ses collègues, de nouveaux outils à l’intention des biologistes : des sondes microscopiques capables de se fixer sur des membranes internes ou externes de cellules vivantes et de rendre visibles en temps réel les tensions physiques qui y règnent grâce à la lumière émise lors de leur déformation. Racontées dans un article paru le 13 octobre dans la revue Bulletin of the Chemical Society of Japan, la genèse et la conception de ces sondes, baptisées FLIPPER, sont en passe de devenir une véritable success story. Mis au point et testés depuis bientôt dix ans, commercialisés depuis 2018 seulement, ces outils minuscules ont d’ores et déjà ouvert un domaine d’investigation inédit pour les biologistes.


Caroténoïdes

Si la carapace du homard change de couleur, c’est dû au fait qu’elle contient de l’astaxanthine. Cette molécule fait partie de la famille des caroténoïdes qui, comme le suggère leur nom, produisent en général une couleur orange. Le plus connu d’entre eux est le bêtacarotène, présent dans les carottes.
La transformation de l’astaxanthine est étudiée depuis plus de 70 ans. Même si de nombreuses questions fondamentales demeurent ouvertes, les chimistes ont compris que la couleur orange est émise lorsque la molécule occupe sa forme naturelle, qui est torsadée, et que sa polarisation (à savoir la différence de charge électrique régnant entre les deux extrémités de la molécule) est faible.
Dans le cas du crustacé décapode encore vivant, l’astaxanthine est entourée d’une protéine qui la contraint à occuper une forme plate (c’est-à-dire réduite à deux dimensions) et à devenir très polarisée. La molécule absorbe et émet alors de la lumière dans d’autres longueurs d’onde et colore le homard en bleu ou brun-noir.
En cuisant le homard, l’élévation de la température dénature la protéine, qui relâche son emprise. Libérée, l’astaxanthine peut reprendre sa forme naturelle et produire la couleur orange qui la caractérise.
« La carapace des crustacés n’a pas l’exclusivité des molécules, ou chromophores, appartenant aux caroténoïdes ou à leurs dérivés qui jouent avec les couleurs en se déformant, précise Stefan Matile. Dans les yeux des mammifères, par exemple, les cellules sensibles à la lumière contiennent des molécules similaires à une partie de l’astaxanthine. Ces molécules sont toutes identiques entre elles à l’exception de leur forme, qui est plus ou moins torsadée, et de leur polarisation, qui varie et permet d’absorber de la lumière à différentes longueurs d’onde. »

Quelque chose d’utile

Cette histoire, somme toute assez ancienne, est revenue à l’esprit de Stefan Matile à l’époque de la création du Pôle de recherche national (PRN) « Biologie chimique », basé à l’Université de Genève et qui a officiellement démarré en 2010. Tentant d’identifier des axes de recherche novateurs, plusieurs biologistes insistent alors sur l’importance de pouvoir disposer de sondes fluorescentes capables de rendre visibles des forces physiques régnant sur et dans les cellules. Ces forces, ou tensions, influencent certains processus biologiques, que ce soit dans la création de vésicules, les processus de division cellulaire ou la transduction des signaux chimiques, mais il n’existait pas de technique pour les mesurer.
« J’ai alors repensé à cette chimie fascinante des caroténoïdes et à ces molécules dont les transformations mécaniques peuvent se traduire par des changements optiques, se souvient Stefan Matile. Je me suis demandé s’il était possible de concevoir, sur cette base, de toutes petites sondes mécano-­fluorescentes. Selon moi, c’était une belle façon pour les chimistes d’apporter quelque chose d’utile aux biologistes. J’ai donc proposé mon idée au PRN, sans savoir si ça allait fonctionner, bien sûr. »


Et, bien sûr, personne n’y croit.

Le panel d’évaluation des projets de recherche du PRN critique ce choix durant des années. Ça devient même un running gag, se rappelle le chimiste. L’idée paraît trop compliquée et irréaliste. On craint que l’effort de synthèse chimique nécessaire pour mettre au point de telles sondes soit excessif. Même les pairs chargés de la relecture des articles pour les meilleures revues en chimie se montrent très négatifs. Pour eux, ces recherches sont carrément inutiles.
« Je ne peux pas leur donner tout à fait tort, cependant, estime Stefan Matile. La première molécule, ou mécanophore, que mon équipe a mise au point et présentée dans un article de 2012 de Angewandte Chemie, ne faisait pas rêver. Le composé était censé émettre, en se déformant sous l’effet des forces membranaires, une lumière fluorescente détectable par des techniques de microscopie. Or, il se trouve que l’effet obtenu était très faible et la fluorescence quasi inexistante. »
En fait, le chimiste sait déjà qu’il a choisi la mauvaise molécule pour ses premières expériences. Il n’empêche qu’il est parvenu à apporter une preuve de principe. Les effets sont certes minimes mais ils existent. Pour le reste, il suffit de perfectionner le système.
Il faut toutefois attendre 2015 pour que le problème soit résolu, du point de vue chimique du moins. Les scientifiques ont réussi à construire atome par atome un composé torsadé qui fonctionne sur le même principe que l’astaxanthine du homard. Une fois fixé dans la membrane cellulaire, il devient plan et polarisé. Contrairement à la première tentative, ce nouveau mécanophore est assez sensible pour réagir aux tensions en présence et émet assez de fluorescence en se déformant.
La molécule se présente essentiellement sous la forme de deux éléments plans ayant chacun une surface assez grande pour assurer une sensitivité mécanique suffisante et reliés entre eux par une articulation. Une configuration qui évoque, chez une postdoctorante de l’époque, Marta Dal Molin, l’image des palmes imposantes des plongeurs équipés de bouteilles (flippers en anglais). L’appellation est immédiatement adoptée et le nom officiel devient FLIPPER-TR (pour FLIPPER Tension Reporter).

Voir ou ne pas voir

Les expériences sur des cellules démarrent en 2016 dans le laboratoire d’Aurélien Roux, professeur au Département de biochimie (Faculté des sciences). Mais l’interprétation des résultats est difficile. Le problème, c’est que, fondamentalement, on ne peut pas « voir » les forces physiques qui entrent en jeu dans des processus biologiques. On ne peut visualiser que leurs conséquences. Un peu comme la force de gravitation, qui est invisible mais dont on peut observer les effets, tels que la chute des objets.
Dans le cas de la sonde FLIPPER, les membranes cellulaires sont des environnements complexes, déformables, très peu homogènes, avec de vastes régions plus ou moins élastiques parsemées de domaines qui le sont beaucoup moins. Alors, de quoi exactement les signaux envoyés par les mécanophores sont-ils le reflet?
En collaboration avec Andreas Zumbuehl, professeur à l’Université de Fribourg et membre du PRN, et Éric Vauthey, professeur au Département de chimie physique (Faculté des sciences), et grâce à beaucoup de modélisation computationnelle, les scientifiques vérifient que les sondes non seulement ne perturbent pas l’ordre de la membrane en s’y accrochant mais, en plus, fournissent des résultats utilisables et potentiellement novateurs.
« Nous avons notamment constaté que la réorganisation de membranes sous tension a comme conséquence d’aplatir et de polariser nos mécanophores, qui envoient un signal lumineux, explique Stefan Matile. Nous avons ensuite
profité d’un symposium international, auquel tout le PRN devait assister, pour inviter les experts et les expertes du monde entier sur ces sujets et discuter de nos premiers résultats. »
Robbie Loewith, professeur au Département de biologie moléculaire (Faculté des sciences), est le premier à utiliser les sondes FLIPPER comme outils de recherche. Il les utilise pour démontrer que ces réorganisations membranaires sous tension peuvent avoir des conséquences sur des fonctions biologiques, notamment en matière de transduction des signaux chimiques. Deux articles sont publiés coup sur coup en 2018, l’un dans Nature Cell Biology, sur les conséquences biologiques, et l’autre dans Nature Chemistry, pour présenter la technique des FLIPPER-TR, capable, dans un premier temps, de mesurer la tension dans la membrane extérieure d’une cellule. L’article fait sensation et les auteurs reçoivent plus de 50 e-mails provenant de laboratoires du monde entier, demandant de leur envoyer des sondes.
« Je n’avais jamais vu ça, s’étonne Stefan Matile. C’est la preuve que nous répondons à une demande réelle de nombreux scientifiques. »

Tensions internes

Sur leur lancée, les biologistes et chimistes développent un nouveau modèle de sonde destiné à la mesure de la tension des membranes des organelles, en l’occurrence les endosomes et lysosomes, situées à l’intérieur des cellules. Il a fait l’objet d’une publication par Aurélien Roux et Jean Gruenberg, professeur honoraire au Département de biochimie, dans Nature Cell Biology en août 2020.
Un troisième modèle existe déjà, spécialement adapté à la membrane de la mitochondrie, un quatrième dédié au réticulum endoplasmique (publiés dans le Journal of the American Chemical Society en 2019) et même un cinquième, qui cible des protéines de fusion, publié dans la revue ACS Central Science.
Face à la demande, il faut organiser la commercialisation des sondes. Les scientifiques font alors appel à Spirochrome, une start-up installée à Schaffhouse active dans la production de molécules chimiques de très haute qualité. Étant donné la complexité du processus, les sondes FLIPPER sont pour l’instant encore produites à l’Université de Genève et Spirochrome les vend. Mais à terme, l’entreprise schaffhousoise devrait reprendre la synthèse des molécules.
L’équipe genevoise, quant à elle, poursuit ses travaux. Elle a déjà mis au point une technique permettant de libérer les sondes fichées dans les membranes pour qu’elles puissent poursuivre leur voyage dans la cellule. Un autre objectif, visé avec l’aide d’Alexandre Fürstenberg, maître d’enseignement et de recherche aux Départements de chimie minérale et analytique et de chimie physique, consiste à rendre compatibles les mécanophores FLIPPER avec les techniques de microscopie à super-­résolution, qui sont capables de distinguer des détails de l’ordre du nanomètre (un milliardième de mètre). Mais une des conditions pour que cela puisse fonctionner impose que les sondes puissent clignoter. « Ce n’est pas impossible », selon Stefan Matile.