Campus n°83

Dossier/Climat

Le déchet, matière première du futur

Comment rendre viable à long terme une économie manifestement non durable? Eléments de réponse grâce à l’écologie industrielle

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Certes, le carbone d’origine fossile est le principal artisan des changements climatiques d’origine humaine. Mais avant de lui taper dessus, nous devrions commencer par lui rendre hommage, estime Suren Erkman, professeur d’écologie industrielle à l’Institut de politiques territoriales et d’environnement humain de l’Université de Lausanne. De fait, le confort moderne doit presque tout à l’exploitation du charbon, du pétrole et du gaz naturel. De plus, l’utilisation de ces gisements de carbone fossile a probablement préservé de nombreuses forêts du globe, qui auraient sinon succombé sous les haches des hommes de plus en plus avides d’énergie. «Le carbone nous a rendu d’énormes services, poursuit-il. Et il continue à le faire aujourd’hui puisqu’il demeure le “sang” de notre économie. C’est un fait, que cela plaise ou non. Ne l’oublions pas.»

Viable à long terme

La facture de ces précieux services commence toutefois à se préciser et promet d’être salée. L’écologie industrielle, qui analyse les flux de matière générés par les activités de notre société, peut apporter une aide précieuse et originale à l’adoucissement de la note. Cette discipline a pour objectif de faire évoluer le système économique, non durable dans sa forme actuelle, pour le rendre viable à long terme et compatible avec le fonctionnement normal des écosystèmes naturels. Plus concrètement, elle évalue et mesure le «métabolisme» d’une ville, d’une région ou d’un pays: quelle est l’énergie qui entre dans le système, quelle est celle qui en sort sous forme de biens et de services et quelle est celle qui finit comme déchet rejeté dans la nature. A une échelle plus petite, les chercheurs tentent également de suivre les différentes filières, matière première par matière première. En bref, cette approche a l’avantage de découvrir les économies possibles de ressources et d’énergie en montrant notamment que, très souvent, les déchets d’une industrie peuvent assez facilement devenir la matière première d’une autre.

L’idéal serait de parvenir à une situation où toutes les industries (et les logements, qui peuvent par exemple profiter de la chaleur résiduelle de certaines usines pour se chauffer) soient «connectées» les unes aux autres, de manière à ce que les déchets soient réduits à leur portion congrue et que l’exploitation des ressources naturelles soit fortement diminuée. Autrement dit: sus au gaspi! Il existe des exemples dans le monde où le concept s’est concrétisé, parfois de manière spontanée, notamment à Kalundborg, au Danemark.

«Toutes les activités humaines ont un impact sur l’environnement et sont aujourd’hui productrices de CO2, explique Suren Erkman. Même l’utilisation des énergies renouvelables, pour prendre un exemple paradoxal. Il faut bien fabriquer et entretenir les infrastructures (barrages, panneaux solaires, éoliennes, forages). L’exploitation de ces énergies est donc toujours accompagnée, en amont, par la consommation d’énergie fossile, à cause de l’inertie gigantesque des techniques industrielles utilisées.»

En d’autres mots, au lieu de passer de but en blanc aux énergies renouvelables, tentons d’abord de repenser l’utilisation même de l’énergie. «Le canton de Genève fait figure de pionnier dans ce domaine, estime Suren Erkman. La planification énergétique territoriale n’y est pas un vain mot. Le raisonnement énergétique ne se fait pas maison par maison, par exemple, mais pour un quartier entier. Lorsque l’entreprise Serono a décidé de chauffer son nouveau bâtiment de Sécheron avec une pompe à chaleur connectée avec l’eau du lac, les autorités ont décrété que la zone entière devait pouvoir profiter des installations (système de pompage, canalisations…) mises en place par l’entreprise.»

Poussant plus loin la réflexion sur la rationalisation des flux, Suren Erkman propose de «dématérialiser» l’économie, un peu à l’image de l’entreprise de photocopieuses Xerox. Il est en effet possible de lui louer les machines au lieu de les acheter. Du coup, toutes les réparations sont à la charge de la marque qui a drôlement intérêt à bien entretenir ses appareils pour ne pas devoir les remplacer trop souvent. Une manière efficace de freiner la consommation de matière et d’énergie, tout en maintenant l’activité économique. «Pourquoi ne pas généraliser cette pratique? se demande Suren Erkman. Je ne désire pas être le propriétaire d’une chaudière pour chauffer ma maison, par exemple. Ces appareils sont coûteux à l’achat et à l’entretien et ils vous lâchent trois jours après l’expiration de la garantie. Ce qui m’intéresse, en revanche, c’est d’acheter le service “confort thermique”. A l’entreprise ensuite d’entretenir l’installation pour qu’elle fonctionne bien*.»

Mais le plus important demeure sans doute la remise en question de sa propre consommation d’énergie, en tant qu’individu. Il faut oser accepter l’idée que l’on peut réduire progressivement cette consommation tout en conservant la même qualité de vie. «Ne peut-on pas remettre en cause ce besoin frénétique de mobilité, par exemple? suggère Suren Erkman. La consommation sans limites est-elle véritablement une liberté inaliénable? Malheureusement, il est toujours difficile de soulever ces questions sans se faire traiter d’écologiste extrémiste.»

*www.swisscontracting.ch

«Vers une écologie industrielle», par Suren Erkman, Ed. Charles Léopold Mayer, 2004, Paris, 250 p.

Le métabolisme genevois

L’entreprise zurichoise ESU-Services a réalisé le «métabolisme» du canton de Genève en 2005, à savoir l’analyse des flux de ressources qui transitent sur le territoire. Quelques résultats pour l’année 2000, prise comme référence.
> Les flux de matière entrant les plus importants en termes de tonnage sont l’eau (62 millions de tonnes) et les matériaux de construction (1,3 million de tonnes). En troisième place on trouve les aliments (300 000 tonnes).
> Genève produit 600 000 tonnes de déchets, dont 350 000 sont recyclés et 160 000 incinérés. Il faut aussi tenir compte des aliments digérés dont la plus grande partie est évacuée par les eaux usées (62 millions de tonnes).
> Du point de vue de l’émission des gaz à effet de serre, c’est la production et l’utilisation de l’énergie qui contribuent le plus. La production des aliments vient en deuxième position.
> La ressource locale en gravier – l’essentiel des matériaux de construction du canton – commence à s’épuiser et on dispose de moins en moins d’endroits pour déposer les déchets de la construction et des démolitions. L’étude du métabolisme a montré que l’on pouvait doubler les réserves genevoises en utilisant systématiquement des matériaux recyclés, sans pour autant créer de surcoûts significatifs dans le secteur de la construction.
> Pour nourrir les Genevois, il faut disposer d’une surface agricole de 2500 m2 par habitant et par année. La surface disponible dans le canton n’étant que de 300 m2 par habitant et par an, il faut importer la majeure partie des aliments de l’extérieur.
> La majeure partie de cette surface correspond à la production de fourrage pour le bétail. Si les Genevois étaient tous végétariens, la surface agricole actuelle du canton suffirait pour produire toute la nourriture dont ils auraient besoin.

«Ecologie industrielle à Genève, premiers résultats et perspectives», Service cantonal de gestion des déchets, 2005