Campus n°83

Recherche/Economie

Vendeur-acheteur: le hiatus grandit

La perception que se fait le consommateur de la notion de proximité au lieu de vente est très différente de celle des dirigeants d’entreprise. C’est le résultat auquel est parvenu l’Observatoire de vente et stratégie du marketing

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Considérer les consommateurs comme des bancs de poissons dociles, mordant de bonne grâce aux hameçons habilement lancés par les producteurs de marchandises et de services, est une vision qui ne correspond plus à la réalité. Si les entreprises jettent toujours leurs appâts, leurs proies, les citoyens sont de plus en plus éduquées, averties et autonomes dans leurs achats. En réalité, un fossé semble se creuser entre les véritables stratégies de consommation des individus et la perception qu’en ont les vendeurs et dirigeants d’entreprise.

C’est en tout cas ce qu’ont mis en évidence les travaux réalisés depuis quelques années par les chercheurs de l’Observatoire de vente et stratégie du marketing (OVSM), dirigé par Michelle Bergadaà, professeure aux Hautes études commerciales. Leur dernière étude, parue cet été, porte sur la notion de proximité au lieu de vente vécue par le client. Elle montre une fois de plus le hiatus existant entre les deux acteurs principaux de notre économie de marché: le vendeur et l’acheteur.

Dans le cadre de leur dernier travail, les chercheurs de l’OVSM se sont rendus sur un certain nombre de points de vente – interfaces «neutres» de rencontre entre l’acheteur et le vendeur – pour y interroger des consommateurs et comprendre leur conception de la proximité avec leur magasin. Cinq types de marchandises ou services ont été visés: les médicaments en libre-service, le bon vin, les voyages de courte durée, la presse hebdomadaire et le pain.

Sans surprise, dans tous les cas, la proximité relationnelle, qui comprend le contact avec le commerçant, est présente dans l’appréciation des acheteurs. Cependant, elle est perçue comme la plus importante uniquement pour l’achat des médicaments et du bon vin. Et elle est même quasiment inexistante dans le cas de la presse. Cette dernière, aux yeux du client, doit en fait surtout jouir d’une proximité géographique, tout comme la vente de voyages, d’ailleurs.

Ebranler les idées reçues

En réalité, la proximité fonctionnelle, c’est-à-dire l’assurance de trouver sur un lieu de vente proche et facile d’accès un vaste assortiment de produits, s’avère tout aussi importante puisqu’elle est évoquée pour quatre des produits étudiés sur cinq.

En interrogeant les consommateurs, les chercheurs ont également identifié dans les réponses les notions de proximité de processus (la manière dont le produit est fabriqué, distribué et mis en vente) qui semblent déterminantes dans le cas du pain et celle de proximité idéologique (partage des mêmes valeurs, croyances ou missions) et éthique, qui ne concerne que les médicaments en vente libre.

En principe, cette étude de terrain, supervisée par Leïla Amraoui, chercheuse associée au sein de l’OVSM, doit encore être complétée par le point de vue des vendeurs et commerciaux sur la question. En attendant ce second volet – il sera réalisé en 2007 –, les premiers résultats ont d’ores et déjà été soumis à la validation des partenaires de l’OVSM, la plupart des dirigeants d’entreprise importantes (AIG, Caterpillar, Groupe PP Holding, Migros, Hewlett Packard, Nestlé, Sanofi-Adventis, etc.). «Notre analyse, essentiellement qualitative, et nos discussions avec nos partenaires ont démontré que la conception qu’ont les dirigeants d’entreprises de la proximité diffère systématiquement et significativement de celle des clients, explique Michelle Bergadaà. Les premiers partagent l’idée très répandue dans le monde commercial qu’il faut «créer le contact avec le consommateur», et «s’appuyer sur la marque». Alors que ce n’est pas forcément ce qu’attendent les seconds. Par exemple, les consommateurs souhaitent une proximité fonctionnelle, s’ils sont pressés, ou idéologique, s’ils sont engagés pour une cause. Ils ne veulent pas forcément parler à un vendeur pour obtenir des informations qu’ils ont déjà trouvé sur Internet. Souvent, ils cherchent même à les éviter.»

Ce n’est pas la première fois que l’OVSM ébranle les idées reçues dans sa discipline. Avant de s’intéresser au concept de proximité, il a ainsi étudié la notion du risque lors de l’achat, du point de vue du client comme des commerciaux. Là aussi, les chercheurs ont assisté à une séparation systématique des deux mondes. Quel que soit le produit, le vendeur directement en contact avec le client nie toute possibilité de gestion du risque par ce dernier lors de l’achat. Selon lui, toutes les craintes possibles et imaginables ont été prévues et prévenues. La preuve? «S’il y avait un risque, le consommateur ne viendrait plus chez nous», affirment les commerçants.

La réalité est différente. Le client n’achète jamais sans arrière-pensée. Et loin de vouloir absolument éliminer toute notion de risque lors de son achat, il soupèse toujours plusieurs paramètres dont font partie justement le risque, mais aussi le plaisir de la recherche du bon produit et la satisfaction du choix final. «Nous avons montré que la représentation que se font les commerciaux de la réalité ne leur permet pas de comprendre la logique des clients, véritables acteurs commerciaux, précise Michelle Bergadaà. Dans nos études, nous avons donc délibérément abandonné la vision économique traditionnelle du marketing, avec d’un côté les outils de production de biens et de services et de l’autre les acheteurs qui détruisent ces marchandises. Pour nous, les consommateurs sont de véritables coproducteurs de leur satisfaction d’utilisateurs des biens et services. Autrement dit, les entreprises et les acheteurs sont placés sur un pied d’égalité. Les uns produisent des biens, les autres de la satisfaction.»

L’approche de l’OVSM se concentre toujours sur un concept (proximité, risque, don, culture…) et sur un espace (là où l’action commerciale se déroule). Elle tranche avec les autres études sur le sujet qui cherchent généralement des solutions pragmatiques pour répondre aux réticences des consommateurs ou encore pour mieux écouler certaines marchandises. «C’est logique, puisque notre discipline s’est construite sur des fondements philosophiques du pragmatisme et du fonctionnalisme américains, souligne l’économiste. Nous conduisons au contraire une recherche constructiviste qui nous permet par exemple de comprendre pourquoi le consommateur intègre le concept de risque à sa stratégie d’achat au lieu de l’éliminer.»

La démarche de l’OVSM, précise encore Michelle Bergadaà, est de reconsidérer le consommateur comme un être humain, digne de respect. On s’intéresse à la représentation de la réalité par les individus et non pas aux résultats de vastes études statistiques. Du coup, ces études de nature «ethnométhodologique» et qualitatives permettent de mettre en évidence l’évolution des pensées intimes des acheteurs. «Le consommateur d’aujourd’hui sort de sa léthargie et conquiert une autonomie croissante, estime Michelle Bergadaà. Il est plus intelligent, plus éduqué et plus habitué à aller se renseigner par lui-même.»

Irions-nous donc vers un monde plus responsable? «Notre société vit une mutation importante, poursuit-elle. Et comme toute mutation, elle offre des potentialités magnifiques que nous tentons d’explorer à l’OVSM. Mais elle comporte aussi sa part de danger. En effet, l’autonomie des consommateurs ne signifie pas forcément qu’ils soient plus engagés pour le bien de la communauté. L’individualisme, voire l’égoïsme, est la contrepartie de la liberté.»

Anton Vos

«Le risque d’achat: comment est-il appréhendé par le personnel de l’interface entreprise-client?» édité par l’OVSM, 2005

«La proximité au lieu de vente: comment implique-t-elle le client?» édité par l’OVSM, 2006