Campus n°83

Recherche/Histoire

Dans les coulisses de la Réforme

L’édition des registres du Conseil de Genève de l’année 1538 permet d’éclairer une période marquée par l’exil de Calvin et des tensions permanentes avec l’allié bernois

Le 23 avril 1538, deux ans à peine après l’instauration de la Réforme, Jean Calvin et Guillaume Farel sont priés d’aller poser leurs valises hors de Genève. Luttant pour sauvegarder son indépendance, assurer sa survie économique, contenir la grogne de la population et asseoir la légitimité de ses jeunes institutions, la future «cité de Calvin» vit alors des heures particulièrement tendues. Entreprise de longue haleine (lire ci-contre), l’édition des registres du Conseil, dont le troisième volume, consacré à l’année 1538, est sorti de presse récemment, permet de mieux comprendre cette période qui a tant compté dans le devenir de la petite république lémanique. Et de battre en brèche quelques idées longtemps mises en avant par l’historiographie traditionnelle.

En sommeil depuis près de cinq siècles, les registres du Conseil – soit le pouvoir exécutif de l’époque – forment une matière première brute. Destinés à servir de preuve lors de conflits juridiques, ces documents hautement confidentiels ont été copiés très soigneusement, puis mis au net avant d’être reliés. Dans la plupart des cas, seules les décisions sont retranscrites, ce qui fait que la majorité des délibérations sont à jamais perdues pour l’historien. Cette limite n’ôte cependant rien à l’intérêt de ces pièces. Véritable catalogue des activités humaines à une époque où les témoignages d’ordre privé sont d’une très grande rareté, ils abordent dans la continuité à peu près tous les aspects de la vie quotidienne au XVIe siècle: santé publique, pédagogie, gestion des biens ecclésiastiques, histoire sociale, aménagement du territoire, approvisionnement de la ville, décisions judiciaires, questions ecclésiastiques, politique extérieure...

«Au cours des années qui suivent immédiatement la Réforme, Genève connaît de grands bouleversements institutionnels, complète Béatrice Nicollier, chargée de cours et maître d’enseignement et de recherche au Département d’histoire générale et à l’Institut d’histoire de la Réformation. Les registres constituent une source de premier ordre pour analyser en détail l’évolution des rapports de force et la façon dont les autorités s’efforcent d’instaurer de nouvelles règles dans un contexte qui est encore très féodal. Et à l’échelle d’une communauté urbaine, c’est une problématique qui a encore été fort peu exploitée.»

Autre sujet largement documenté: les rapports avec Berne. Contraints de composer avec les prétentions du roi de France et du duc de Savoie, les Genevois jouent également une partie très serrée avec leur allié confédéré (Berne et Genève sont liés par un traité de combourgeoisie depuis 1526). Comme l’attestent à maintes reprises les registres de l’année 1538, entre les deux frères ennemis, on est loin de l’indéfectible solidarité longtemps affichée par les manuels scolaires. L’enchevêtrement des possessions des deux villes, les questions liées au pouvoir de justice ou le renouvellement des traités font l’objet de querelles incessantes.

Et il faudra l’arbitrage de Bâle en 1544 pour que les relations retrouvent un semblant de sérénité. «La stratégie des Bernois vise à faire un minimum de concessions, commente Catherine Santschi, responsable du projet aux Archives d’Etat de Genève. Tout le problème pour eux est de savoir jusqu’où il est possible d’aller dans la sujétion des Genevois, sans toutefois prendre le risque d’une rupture définitive. C’est un jeu très fin qui se joue à ce moment entre les deux parties.»

En dehors de la chronique politique, les registres du Conseil des années qui suivent immédiatement la Réforme présentent une particularité qui pourrait revêtir un grand intérêt pour les linguistes. L’abandon du latin au profit de la langue vulgaire dans les documents officiels ayant été décidé par les Genevois à partir de 1536 (soit trois ans avant le royaume de France), la République fait en effet figure de laboratoire pour ce qui est de l’élaboration progressive d’un lexique juridique et technique en langue française.

«L’ensemble des données présentées dans l’édition française des registres devrait permettre de repenser quelque peu l’histoire de cette période, conclut Béatrice Nicollier. Ces années voient s’affirmer l’indépendance de Genève et contribuent fortement à donner une identité propre à la petite République. Il est vrai que l’on aurait probablement jamais parlé de l’ «Esprit de Genève» si la ville était tombée sous la coupe bernoise à ce momentlà. Celà étant, l’historiographie traditionnelle a quelque peu forcé le trait en insistant constamment sur le rôle de ces pères de la patrie valeureux et totalement indépendants, qui auraient créé, contre le monde entier, cette petite République élue de Dieu. Sans tomber dans le cynisme, il me semble qu’il est temps de s’affranchir de cette vision un peu simpliste des choses.»

Vincent Monnet

Une entreprise de longue haleine

Les premiers extraits des registres du Conseil de Genève sont publiés en 1680, à l’initiative de Jacob Spon, auteur de la première histoire imprimée de la ville. L’historien lyonnais, qui n’a pas eu l’autorisation d’accéder à ses sources par des voies légales, a néanmoins réussi à se procurer grâce à une fuite quelques parties du registre. C’est au tournant du XXe siècle que débute donc officiellement l’édition des registres du Conseil genevois sous l’égide d’Emile Rivoire et de Victor van Berchem. Entre 1900 et 1940, la Société d’histoire et d’archéologie de Genève met ainsi à la disposition des chercheurs 13 volumes couvrant une période allant de 1409 au mois de mai 1536, soit quelques jours après la publication de la Réforme. Hélas pour le profane, ces documents, rédigés en latin, ont été publiés dans la même langue et sans traduction.

Depuis une petite dizaine d’années, sous l’impulsion de Mme Catherine Santschi, les Archives d’Etat ont repris le flambeau, avec pour objectif de couvrir les années 1536-1564 (date de la mort de Calvin). Le premier volume de la nouvelle série (1536) a été publié en français en 2003 sous le titre «Registres du Conseil de Genève à l’époque de Calvin». Le second (1537) est sorti de presse en 2004, le suivant (1538) en 2006 et le prochain (1539) est prévu pour 2007.

A noter enfin que pour une période allant de 1541 au début du XVIIIe siècle, les documents originaux sont disponibles en format numérique aux Archives d’Etat de Genève. VM

Registres du Conseil de Genève à l’époque de Calvin, tome III (1538), 2 volumes, Ed. Droz, Genève, 2006