Campus n°84

Dossier/pédagogie

«Tout, à tout le monde, par tous les moyens

Doyen de la Section des sciences de l’éducation, Bernard Schneuwly défend une conception pragmatique de la pédagogie. Entretien

Campus: Les récentes votations sur l’école montrent la nécessité d’une réflexion profonde sur la pédagogie. Quelle est la vision défendue au sein de la Section des sciences de l’éducation?

> Bernard Schneuwly: C’est une question à laquelle nous sommes souvent confrontés. Dans l’esprit du public, c’est aux sciences de l’éducation qu’il revient de dire ce qu’il faut faire et comment il faut le faire. Or, notre rôle aujourd’hui est surtout de comprendre et d’analyser ce qui se passe réellement dans les classes et ce que l’on en sait exactement. Il s’agit aussi d’évaluer les différentes méthodes qui sont proposées sur le plan de l’efficacité. Notre mission est davantage de questionner et d’informer que de tenter de résoudre tous les problèmes qui se posent en milieu scolaire. Les enfants n’ayant pas tous la même manière d’apprendre, il apparaît profitable de pouvoir proposer deux ou trois cheminements différents. D’où l’idée d’une démarche intégrée permettant aux enseignants de puiser dans un stock de savoir-faire et de combiner divers éléments de manière adaptée à tel élève ou à telle classe.

Autrement dit, plus de pragmatisme et moins d’idéologie…

> Tout à fait. L’école est un sujet très politisé et les opinions émises à ce sujet sont souvent partisanes. Elles reposent sur des croyances plutôt que sur des faits établis de façon scientifique, ce qui a tendance à pourrir le débat. Un seul exemple: on accuse souvent les spécialistes des sciences de l’éducation d’être trop éloignés de la pratique. Or, dans les faits, nous collaborons avec pas moins de 600 enseignants formateurs de terrain.

Qu’est-ce que vos résultats permettent de dire de l’école aujourd’hui?

> L’image générale qui ressort des données que nous avons collectées est très nuancée. La situation n’est de loin pas aussi catastrophique que certains veulent le dire. C’est vrai qu’il y a une certaine proportion d’élèves – disons 15% ou 20% – qui connaissent des difficultés scolaires importantes. C’est évidemment beaucoup trop et il faut trouver des solutions pour améliorer cela. Mais il y a trente ans, ces mêmes élèves étaient sans doute bien plus nombreux. La plupart des études sur le long terme montrent que le niveau général de la population en lecture, écriture et connaissances générales a nettement augmenté. Par ailleurs, aucune des différentes méthodes existantes (socioconstructivisme, béhaviorisme…), qui sont pourtant violemment critiquées, n’est appliquée au pied de la lettre dans les classes. Conscients du fait qu’il n’existe pas de recette miracle, les enseignants ne sont jamais dogmatiques dans leur approche. Ils sont éclectiques. Ce sont des «bricoleurs», au sens noble où l’entendait Lévi-Strauss.

Cette position ne contribue-t-elle pas a fragiliser le statut des enseignants?

> Je ne le pense pas. L’importance de leur expertise est au contraire plus grande qu’auparavant, ce qui renforce leur position. Ce qui a par contre changé, c’est que les attentes vis-à-vis de l’institution scolaire sont devenues beaucoup plus grandes. La scolarité est un moment perçu comme tellement important pour le devenir de chacun que l’enseignant se trouve constamment sous le feu des projecteurs. La distance entre le savoir de l’enseignant et celui des parents d’élèves s’est en outre réduite. Or cette distance est un gage de légitimité, ce qui, entre autres choses, plaide pour une formation qui soit plus exigeante et plus longue comme c’est maintenant le cas partout en Europe. Etant donné qu’il devient aujourd’hui presque impossible d’être spécialiste dans toutes les matières de l’enseignement du primaire, on pourrait également envisager de partager cette charge entre plusieurs enseignants semi-généralistes. C’est une idée qui fait son chemin et que Zurich, par exemple, a déjà mise en application.

Est-il illusoire de souhaiter que tout le monde quitte l’école obligatoire en sachant lire et écrire?

> Non, puisque la quasi-totalité des élèves quitte aujourd’hui l’école en sachant lire et écrire. Mais, pour vivre dans notre société, il faut savoir bien plus que cela. Je cite souvent Comenius (1592-1670), le premier didacticien, dont la devise était d’apprendre «tout, à tout le monde, par tous les moyens». Une utopie certes, mais qui nous anime. Cela étant, avec les moyens dont nous disposons actuellement, le mur qui nous sépare de cet objectif est difficile à faire reculer. Il n’y a guère que les pays nordiques qui parviennent à s’approcher de cet idéal.

De nouvelles votations sur le Cycle d’orientation sont agendées. Pensez-vous parvenir à faire prévaloir votre point de vue cette fois-ci?

> Notre rôle n’est pas de défendre un point de vue, mais d’enrichir le débat par des connaissances scientifiques. Contrairement à la question des notes, très polémique, mais finalement assez secondaire sur le fond, le prochain scrutin touche un domaine, le Cycle d’orientation, sur lequel il existe de nombreuses données scientifiques susceptibles d’éclairer le débat. Les études montrent que le choix de la forme du Cycle d’orientation aura des effets importants sur les différences entre élèves quant à leurs connaissances en fin de scolarité. Nous espérons vivement que le débat politique sera serein, moins idéologique que le précédent, plus orienté par la raison et par des faits avérés. Nous allons y contribuer, avec les moyens qui sont les nôtres.

Un rayonnement international

La Section des sciences de l’éducation de l’UNIGE peut se targuer d’un certain rayonnement hors des murs de l’institution. Sur le plan national, ses chercheurs ont participé à la conception de la méthode officielle d’enseignement du français au niveau romand, ainsi qu’à l’élaboration des plans d’études correspondants par le biais de nombreuses collaborations.

A l’étranger, les chercheurs genevois ont été sollicités par les autorités brésiliennes afin de contribuer à la définition du plan d’étude pour l’enseignement du portugais. Des contacts impor- tants ont par ailleurs été noués avec l’Argentine, la Catalogne ou le Pays basque espagnol, région avec laquelle la section des sciences de l’éducation entretient des liens de longue date, notamment à cause des nombreux travaux menés dans cette région par le professeur Jean-Paul Bronckart.