Campus n°84

Recherche/biologie

Prolifération cellulaire: une nouvelle piste

Des protéines connues pour assurer l’étanchéité des jonctions entre cellules ont avoué une activité annexe: influencer l’expression des gènes et la prolifération cellulaire. Une nouvelle fenêtre sur la compréhension des cancers

La grande majorité des cancers humains trouvent leur origine dans l’épithélium. Toute avancée scientifique permettant de mieux comprendre la biologie moléculaire de cette couche de cellules qui compose la peau, tapisse toutes nos cavités intérieures (estomac, intestins, vaisseaux sanguins…) et constitue nos glandes (foie, sein…) est donc hautement la bienvenue. Et c’est exactement ce qu’ont accompli Sandra Citi, chargée d’enseignement au Département de biologie moléculaire, et Laurent Guillemot, assistant. Dans un article paru dans la revue Molecular Biology of the Cell du mois d’août 2006, les chercheurs genevois ont montré par quel mécanisme une protéine (la cinguline), dont on croyait qu’elle se bornait à contribuer à l’étanchéité des jonctions entre cellules épithéliales, influence en fait l’expression de certains gènes ainsi que le processus de prolifération cellulaire. Un processus qui, s’il s’emballe anormalement, provoque justement des tumeurs.

«L’épithélium, qui se réduit dans certains cas à une seule couche de cellules, joue un rôle de clôture semi-perméable dans presque tous nos organes, explique Sandra Citi. Il doit notamment empêcher l’entrée des agents pathogènes ou des toxines, tout en ouvrant le passage aux substances nécessaires à la vie. Il est donc essentiel que l’étanchéité de la jonction entre les cellules soit parfaitement contrôlée. Toutefois, cela fait moins de quinze ans que l’on a découvert la nature des «fibriles» qui constituent ce filtre semi-perméable. La cinguline est une des premières protéines à avoir été découverte parmi la vingtaine de molécules qui forment ce qu’on appelle la jonction étanche.»

Cependant, le soupçon est né il y a plusieurs années que cette jonction étanche (TJ pour tight junction) pourrait bien remplir une fonction supplémentaire, assez différente de celle de filtre: la régulation de l’expression des gènes et la croissance cellulaire. Cette perspective nouvelle a immédiatement mobilisé l’attention des chercheurs. «La majorité des cancers dérive de l’épithélium car ce dernier est soumis à un haut degré de renouvellement cellulaire, précise Sandra Citi. Le fait que la TJ puisse influer sur ce processus est donc d’une grande importance.»

Le soupçon s’est renforcé lorsque les chercheurs ont découvert que certaines protéines de la TJ sont associées à des «facteurs de transcription» et qu’elles pourraient, par ce biais, agir directement sur l’expression des gènes. Les chercheurs ont alors émis l’hypothèse selon laquelle les TJ pourraient bien être capables, si elles sont assez nombreuses, d’attirer vers elles les facteurs de transcription et autres molécules spécialisées dans la prolifération cellulaire. Et de les bloquer. En d’autres termes, en cas de manque de cellules épithéliales, les jonctions étanches, forcément peu nombreuses, laissent libre cours au renouvellement des cellules. Une fois que l’espace est «plein» de cellules, les TJ, abondantes cette fois-ci, commenceraient à intercepter et séquestrer les messagers censés activer la division cellulaire, freinant ainsi le processus.

Les résultats du travail de Sandra Citi et Laurent Guillemot soutiennent cette hypothèse. Ils ont en effet identifié une chaîne de réactions entière qui, en cas de chute du taux de la cinguline, entraîne effectivement une augmentation de l’expression de certains gènes et de la prolifération cellulaire. Bien qu’il s’agisse d’une avancée importante, elle ne règle pas le problème du cancer pour autant. Les études ont en effet été menées sur des lignées cellulaires prélevées sur des reins de chien et manipulées in vitro: on est encore loin de l’être humain en chair et en os. Par ailleurs, la prolifération cellulaire est contrôlée par une multitude de mécanismes différents et un seul d’entre eux, découvert par les Genevois, passe par la cinguline. En d’autres termes, celle-ci ne protège pas forcément contre le cancer. «Nous avons analysé certaines tumeurs humaines dans lesquelles nous n’avons pas trouvé d’anomalie dans les taux de cinguline, précise Sandra Citi. Mais il ne s’agit là que des premiers pas dans le domaine encore largement vierge qu’est l’étude des jonctions épithéliales.»

Anton Vos