Campus n°86

Perspectives

«En Suisse, la grande pauvreté échappe aux statistiques»

phoito

Jean-Marc Falter, maître-assistant au sein de l’Observatoire universitaire de l’emploi, commente le recul de la précarité dans les statistiques officielles

Campus: Selon Caritas, 550 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté dans la population active. Les chiffres récents de l’Office fédéral de la statistique (OFS) font état de 360 000 individus. Comment expliquer ce décalage?

> Jean-Marc Falter: Tout dépend de la manière dont on mesure le taux de pauvreté. Cette notion ne peut être définie de façon absolue. Pour calculer le revenu d’un ménage, par exemple, doit-on retenir le revenu net ou brut? Quelle part faut-il déduire pour l’assurance-maladie ou le loyer? De plus, la Suisse compte beaucoup de gens très proches du seuil de pauvreté: il suffit de déplacer un peu le curseur pour que des milliers de personnes basculent d’un côté à l’autre.

Est-ce à dire que la grande pauvreté n’existe pas en Suisse?

> Les indices qui mesurent l’intensité de la pauvreté sont relativement bas dans notre pays. Mais il ne faut pas oublier qu’un certain nombre de gens parmi les plus démunis n’apparaissent pas dans les statistiques officielles. Ces enquêtes sont en général menées par téléphone, ce qui exclut les personnes sans domicile fixe ou les clandestins. Or, c’est probablement celles qui se trouvent dans la plus grande précarité.

Les nouveaux critères officiels fixent le seuil de pauvreté à 2200 francs pour une personne seule et à 4600 francs pour un couple avec deux enfants. Cela vous semble-t-il pertinent?

> J’ai récemment mené une recherche qui visait à évaluer la pertinence de ces normes et je suis parvenu à des chiffres proches de ceux que préconise la Conférence suisse des institutions d’action sociale et sur lesquels se base l’OFS. Ces nouvelles données constituent un progrès car elles permettent de se faire une image plus précise de la pauvreté. Dans ses calculs, l’OFS tient désormais compte des différences du coût de la vie selon les cantons. Et puis, plus que le nombre total de pauvres, qui ne veut pas dire grand-chose, ces informations devraient permettre de mieux cibler l’aide sociale.

Les chiffres de l’OFS montrent que les indépendants et les familles nombreuses sont très exposés au risque de pauvreté…

> Pour ce qui est des familles nombreuses, les résultats de l’OFS sont hallucinants. Selon eux, 20% des familles de plus de trois enfants seraient pauvres. Ce n’est pas crédible, car les chiffres de l’OFS portant sur la satisfaction financière montrent que ces mêmes familles se situent dans la moyenne. Dans le premier calcul, le poids accordé aux enfants dans les familles nombreuses (trois enfants et plus) est sans doute trop fort. Un biais que nous avions pourtant mis en évidence dans une recherche récente.

Les difficultés sont en revanche bien réelles pour les familles monoparentales…

> En Suisse, il y a un problème évident pour ce type de ménage. Les coûts fixes (loyer, assurances) étant extrêmement élevés, il est souvent difficile de nouer les deux bouts avec un seul salaire. C’est particulièrement vrai pour les femmes, dont le revenu reste en moyenne moins élevé que celui des hommes et qui travaillent souvent à temps partiel ou dans des postes exigeant une moindre qualification. Qui plus est, le système d’aide sociale est mal adapté à leurs besoins.

C’est-à-dire?

> Les ménages qui se situent à 50% du revenu moyen sont soumis à un taux d’imposition tel qu’à la fin du mois, le gain provenant du travail est souvent négligeable. Une augmentation de revenu se traduisant par ailleurs souvent par la perte d’aides sociales, l’incitation à travailler est très faible, en particulier pour les gens qui ont peu de perspectives d’avancement. L’absence de véritable politique familiale aggrave les choses. Le manque de crèches rend toujours difficile, pour de nombreuses femmes, de concilier famille et vie active. De ce point de vue, nous sommes encore loin de la situation scandinave, qui fait figure d’exemple. Dans ces pays, les taux de fertilité sont plus hauts et les femmes sont à la fois plus actives et moins discriminées.

Propos recueillis par Vincent Monnet

Statistique suisse (OFS)