Campus n°86

Recherche/sciences affectives

Le portable a ses accros

Le téléphone portable peut devenir source de dépendance. Deux enquêtes pionnières éclairent les mécanismes et les conséquences de ce phénomène

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Problèmes financiers, comportements prohibés, usages dangereux, dépendance psychologique: l’utilisation du téléphone portable peut être source d’importants désagréments. C’est ce que démontrent deux articles récemment signés par l’équipe de Martial Van der Linden, professeur de psychologie clinique au sein de l’Unité de psychopathologie et neuropsychologie cognitive et membre du Pôle national de recherche en sciences affectives*. Ces travaux, qui comptent parmi les premiers au monde dans ce domaine, apportent deux enseignements majeurs. D’une part en démontrant scientifiquement que la dépendance au «mobile» constitue bel et bien un fait de société. De l’autre, en reliant ces comportements problématiques aux mécanismes d’impulsivité et, plus précisément, à l’incapacité qu’éprouvent certaines personnes à inhiber leurs réactions lorsqu’elles sont confrontées à une émotion négative.

80% de la population équipée

«Afin de mieux comprendre ce qui peut pousser un individu à des troubles alimentaires, des abus de substances, des achats compulsifs ou une conduite antisociale, explique Martial Van der Linden, la psychologie a forgé un modèle théorique basé sur une décomposition de l’impulsivité en quatre éléments distincts (lire ci-contre). Il nous semblait pertinent de nous appuyer sur ce modèle pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui avec la téléphonie mobile, sachant qu’à peu près 20% des jeunes adultes connaissent des problèmes financiers importants (dettes, emprunts) en lien avec leur utilisation du portable.»

Dans un premier temps, l’équipe du professeur Van der Linden a cherché à vérifier la réalité de la dépendance à cet outil technologique dont est aujourd’hui équipée 80 à 90 % de la population suisse (contre 20 à 30% il y a encore dix ans). Effectué par questionnaire auprès de 108 étudiantes de la Section de psychologie, ce travail exploratoire a permis de confirmer l’hypothèse des chercheurs. «Même s’il ne s’agit que de la façon dont est perçue la relation au portable, cette enquête montre effectivement qu’il existe une dépendance chez un certain nombre de personnes, explique le psychologue. Nos résultats font état d’une moyenne située à 5,6 sur une échelle de dépendance graduée de 1 à 10. Ce qui veut dire que la question n’est pas anodine et que, pour une frange non négligeable de la population, la relation au téléphone portable pose problème.»

Afin de pousser plus loin ses investigations, l’équipe de Martial Van der Linden a ensuite mis sur pied un second questionnaire, plus complexe, qui a été soumis à une cohorte de 339 personnes. L’analyse des résultats a permis de préciser l’image des comportements problématiques liés au téléphone portable en distinguant quatre grandes familles d’attitudes: la dépendance psychologique à proprement parler (soit l’impossibilité de se passer de son portable), les usages dangereux (le téléphone au volant), les conduites prohibées (passer un appel depuis une bibliothèque), les problèmes financiers (incapacité à régler ses factures, dettes).

«Dans chaque cas de figure, une ou plusieurs facettes de l’impulsivité sont impliquées, explique Martial Van der Linden. Mais c’est la notion d’urgence, soit la difficulté à mettre en place une réponse dominante lorsqu’on se trouve en situation d’émotion positive ou négative, qui joue le rôle le plus central. Elle est liée à la fois aux usages dangereux, aux questions de dépendance et aux problèmes financiers.» Dans ce dernier cas de figure, par exemple, la difficulté de résister à l’impulsion de téléphoner (urgence) se combine avec le fait que la conversation se prolonge puisque la personne ne parvient pas à se focaliser sur l’idée qui a motivé l’appel (manque de persévérance).

En revanche, l’utilisation du portable dans les lieux inappropriés se rattache davantage au manque de préméditation: l’individu qui passe un appel depuis une bibliothèque agit de la sorte parce qu’il ne parvient pas à prendre en compte l’aspect déplacé de son geste, plutôt que par volonté de nuire ou par mépris. «Nous avons constaté que tous ces comportements sont accentués par le nombre d’années de possession d’un téléphone portable, complète Martial Van der Linden. Une dépendance met en effet du temps à s’installer.»

Forts de ces premiers pas probants, les chercheurs genevois comptent bien aller plus loin. Dans un avenir proche, il s’agira tout d’abord de reprendre les résultats obtenus et de les analyser non plus par questionnaire, mais au moyen de tâches cognitives, moins sujettes à des biais comme la désidérabilité sociale. A terme, Martial Van der Linden poursuit toutefois d’autres objectifs, plus concrets: «Comprendre le phénomène est une chose, mais, en tant que cliniciens, notre rôle est aussi d’aider les personnes qui souffrent de leur relation au téléphone portable, explique le professeur. Cela peut se faire par le biais de campagnes de prévention afin de diminuer les risques d’addiction, mais également au moyen de programmes d’intervention cognitive permettant par exemple à des individus d’apprendre à chasser plus facilement des pensées intrusives.»

Vincent Monnet

«Does Impulsivity Relate to Perceived Dependence on and Actual Use of the Mobile Phone?», Joël Billieux, Martial Van der Linden, Mathieu d’Acremont, Grazia Ceschi, & Ariane Zermatten, «Applied Cognitive Psychology», 2007, 21, 527-537.

«The Role of Impulsivity in Actual and Problematic Use of the Mobile Phone», par Joël Billieux, Martial Van der Linden, & Lucien Rochat, soumis pour publication.

Les quatre visages de l’impulsivité

Notion clé dans le domaine des sciences affectives et de la psychopathologie, l’impulsivité ne se définit pas en un mot. Afin de cerner au plus près ce que recouvre réellement ce terme, la théorie distingue quatre facettes complémentaires: le manque de persévérance, l’absence de préméditation, la recherche de sensations et l’urgence.

> L’urgence est comprise comme l’impossibilité d’inhiber une réponse dominante ou automatique, particulièrement dans des situations émotionnelles positives ou négatives, quitte à le regretter par la suite.

> Le manque de persévérance renvoie à la difficulté de se concentrer sur une tâche, sans être distrait ou perturbé par des pensées ou des souvenirs intrusifs.

> L’absence de préméditation correspond à une incapacité à prendre en compte les conséquences positives ou négatives d’une action, sur la base des émotions vécues dans une situation analogue.

> La recherche de sensations se manifeste par une recherche constante d’expériences nouvelles et excitantes.