Campus n°87

Dossier/obésité

Surpoids, à qui la faute?

L’obésité est-elle un sous-produit de la société de consommation ou la conséquence de facteurs individuels? La réponse conditionne à la fois le regard porté sur le phénomène et les politiques de prévention

Victime ou coupable? Pour expliquer l’explosion de l’obésité dans les sociétés contemporaines, la responsabilité de l’individu ou la destinée sont les facteurs qui ont été le plus souvent mentionnés jusqu’à une période très récente. Selon cette logique, devenaient gros ceux qui étaient incapables de se contrôler ou ceux auxquels la génétique ne laissait pas d’autre alternative. Depuis quelques années cependant, une nouvelle lecture du phénomène s’est développée, qui met en avant des causes structurelles intimement liées à notre mode de vie. Assistant de recherche au Département de sociologie et consultant auprès de la Direction générale de la santé pour les questions liées à l’obésité, Jean-Marc Rinaldi analyse cette évolution, lourde de conséquence pour l’avenir de nos sociétés.

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«Le fait d’être gros n’a jamais été neutre, explique le sociologue. C’est une caractéristique qui a véhiculé toutes sortes de connotations, positives ou négatives, au cours des âges. Ce qui a évolué, en revanche, c’est le regard de la société sur cette caractéristique, la limite à partir de laquelle s’opère la distinction entre celui qui est jugé bien portant et celui qui est considéré comme anormal.»

Du bon bourgeois à l’ogre capitaliste

Jusqu’à l’aube du XXe siècle, être gros est en effet un luxe. Réservés aux riches et aux puissants, les excès pondéraux attestent de la réussite sociale et sont donc valorisés. Dans un monde où la pénurie alimentaire est la norme, si l’on parvient à rester svelte, c’est surtout parce qu’on n’a pas les moyens de faire autrement.

En quelques décennies, l’avènement de la modernité va cependant faire pencher la balance de l’autre côté. Avec l’augmentation générale du niveau de vie, le surpoids se démocratise progressivement pour littéralement exploser au cours des dernières décennies.

Dans le même temps, l’image du gros se déprécie considérablement. Au brave bourgeois bedonnant du XXe siècle, succède ainsi la métaphore de l’ogre capitaliste se goinfrant sur le dos des forces vives de la société. Sous le poids cumulé des grandes idéologies des années 1930-1950 (qui vouent un véritable culte au corps athlétique), du taylorisme (qui loue les mérites de l’homme-machine) et des congés payés (qui généralisent l’exposition publique du corps), la minceur s’impose comme nouvel idéal esthétique.

«Dans ce contexte, les premières tentatives visant à expliquer l’émergence de l’obésité se concentrent sur la dimension individuelle du problème et sont fortement connotés moralement, explique Jean-Marc Rinaldi. L’obèse est coupable dans la mesure où il transgresse la norme en adoptant un comportement qui apparaît inadéquat. Par la suite, le discours médicalisé va se substituer à cette approche moralisatrice, mais en continuant à se focaliser prioritairement sur l’individu. En termes de prévention, cela signifie qu’il faut éduquer ce dernier, l’informer et le sensibiliser afin qu’il puisse faire les «bons» de manière volontaire. Et ce, sans renforcer la stigmatisation dont sont déjà victimes les personnes en surpoids, ce qui est un exercice extrêmement périlleux.»

Parallèlement à cette lecture foncièrement culpabilisante, mais qui perdure néanmoins, émerge une explication biologique reposant sur l’existence hypothétique d’un ou de plusieurs gènes de l’obésité. «Selon cette façon d’appréhender la question, il y aurait eu au cours de l’évolution une sélection des individus capables de mieux stocker les graisses et donc de mieux résister aux périodes de pénuries, explique Jean-Marc Rinaldi. Or, ces mêmes individus se trouveraient pénalisés par le contexte d’abondance actuel. C’est une idée qui n’a rien de saugrenu, mais qui ne suffit pas à expliquer l’augmentation rapide des taux d’obésité que nous avons connu au cours de ces trente dernières années. Enfin, c’est également une interprétation qui évacue à la fois toute notion de responsabilité individuelle et toute possibilité d’action collective et politique.»

Société «obésogène»

D’où l’intérêt du paradigme environnemental. Apparue récemment, cette théorie est fondée sur le concept d’environnement «obésogène» ou «obésogénique». Elle considère que les causes du mal ne sont pas tant à rechercher chez l’individu que dans le fonctionnement de la société en général. Il existerait ainsi un faisceau de facteurs qui, à des degrés divers, convergeraient pour augmenter la probabilité de chacun de prendre du poids. Parmi ceux-ci, on peut notamment citer la désacralisation progressive du repas de famille traditionnel au profit d’une prise de nourriture toujours plus rapide et du grignotage. Mais aussi la profonde transformation de l’industrie alimentaire qui, grâce à de nouvelles techniques de préparation et de conditionnement, met sur le marché des produits de plus en plus riches sur le plan énergétique. En parallèle, toute une série d’évolutions, qui sont généralement considérées comme des progrès (amélioration du chauffage, développement des transports, urbanisation, mécanisation des tâches dans les secteurs primaires et secondaires, augmentation des emplois de bureau) ont également contribué à la baisse de l’activité physique et à la sédentarisation des populations.

«Les explications qui stigmatisent l’individu n’ont cependant pas disparu, explique Jean-Marc Rinaldi. L’espace des valeurs au sein d’une société n’est pas une entité homogène et différents cœxistent, même si à certains moments, une approche rencontre un écho plus large. Mais le fait que la responsabilité se soit déplacée vers l’ensemble de la collectivité change radicalement la manière de concevoir la prévention de la maladie. Ce qui importe dans ce cas, ce n’est pas tant de bombarder la population de messages incitatifs, que de créer des conditions-cadres permettant de faciliter les comportements souhaités. Dès lors, il ne s’agit plus de prévenir les abus des individus, mais ceux de l’environnement dans lequel ils sont insérés.»

 

Maladie de pauvres ou piège social?

Le fait est avéré: même si elle s’étend depuis quelques années à toutes les couches de la population, l’obésité touche davantage les pauvres que les riches. Faute de temps et de moyens, mais aussi parce que les habitudes culturelles sont différentes, on prend davantage de poids au bas de la pyramide sociale qu’à son sommet. «Différentes recherches montrent qu’il existe une distribution sociale du goût, confirme Jean-Marc Rinaldi. Les classes modestes ont une autre approche de la nourriture que les gens aisés. Elles ont en effet tendance à valoriser davantage la quantité et le rendement énergétique que les critères gustatifs.»

Difficile de nier que les individus qui occupent des positions hautes disposent également de ressources supplémentaires en termes d’éducation, de moyens financiers plus importants et qu’ils accordent davantage d’importance à leur image. Mais dès lors, comment expliquer que la distribution de l’obésité chez les enfants de trois à cinq ans soit tout à fait aléatoire par rapport aux positions sociales, alors que les différences sont très marquées pour les adultes et en particulier pour les femmes?

«Les conditions socio-économiques jouent incontestablement un rôle dans le développement de l’obésité, mais cette caractéristique est également devenue en soi un vecteur de triage social», explique Jean-Marc Rinaldi. Véritable handicap social, le fait d’être exagérément gros a en effet de funestes conséquences sur

la mobilité sociale. Contrairement à leurs consœurs plus sveltes, les femmes obèses ont ainsi davantage tendance à se marier avec des partenaires issus de couches sociales inférieures à la leur. De leur côté, les hommes obèses souffrent d’évaluations scolaires plus mauvaises, d’un accès réduit à l’éducation supérieure, d’une progression professionnelle plus lente et donc d’un niveau moyen de revenu plus bas que la moyenne. CQFD.