Campus n°87

Extra-muros/Bahamas

Au pays des plages perchées

L’archipel des Bahamas renferme dans ses falaises des témoignages précieux sur le climat des 500 000 dernières années. Le géologue Pascal Kindler et son équipe sont partis les recueillir

image

Il existe des coins reculés aux Bahamas où l’on ne croise que des aventuriers ou des géologues. Les seconds sont plutôt rares et Pascal Kindler, professeur adjoint au Département de géologie et de paléontologie, compte parmi eux. Il est en effet à une ou deux exceptions près le premier et le seul représentant de sa branche à explorer méthodiquement la partie émergée de cet archipel dont l’intérêt scientifique a longtemps été sous-estimé. Ces îles qu’il arpente depuis plus de quinze ans contiennent en effet des curiosités comme des plages fossiles perchées à quelques mètres au-dessus du niveau de la mer ou encore d’énormes blocs, qui rappellent de loin les blocs erratiques alpins, posés dans les lagons ou au sommet des falaises. Ces éléments et bien d’autres encore renferment des renseignements précieux sur les variations – parfois extrêmes – du climat et du niveau des océans qui ont eu lieu au cours de ces 500 000 dernières années. C’est en tout cas l’objectif de la nouvelle recherche, financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, que Pascal Kindler et son équipe viennent d’entamer ce printemps pour quatre ans et qui ne s’apparente pas, loin s’en faut, à un séjour balnéaire reposant.

Matériel léger

«Ce qui nous intéresse, ce ne sont pas les plages de sable blanc et l’eau turquoise, mais les falaises, souligne Pascal Kindler. Ces parois révèlent des couches sédimentaires qui se sont déposées au cours du temps et renferment une foule d’indices qui nous permettent de reconstituer le climat du passé.» Du point de vue géologique, l’ensemble des plateaux sous-marins qui supportent l’archipel des Bahamas est très stable. Aucune activité tectonique ne les a surélevés ou engloutis au cours de la période étudiée par les géologues genevois. Ainsi, toute trace d’environnement marin trouvée au-dessus du niveau actuel de la mer est donc en principe le témoin d’une élévation passée des océans, elle-même corrélée à une augmentation de la température globale.

Contrairement à ce que laissent supposer les cartes postales, les Bahamas possèdent donc un relief, leur point culminant s’élevant à 60 mètres… Aux pieds de certaines falaises, qui peuvent atteindre 25 mètres de hauteur, la mer se fracasse parfois avec violence. Ces endroits, difficiles d’accès et potentiellement dangereux, sont aussi souvent les meilleurs sites aux yeux des géologues. Il faut donc aimer crapahuter et ne pas craindre le vide.

En général, pour dénicher les bons tuyaux, les chercheurs genevois demandent aux habitants des îles s’ils connaissent une grotte au bord de l’eau, un lieu qui frappe davantage la mémoire des gens qu’une simple falaise. Une stratégie qui s’avère souvent payante. Seulement, sur certaines îles, le manque d’infrastructures oblige les géologues à s’équiper pour quelques heures de marche. L’avantage est qu’ils partent légers. «Mon matériel tient dans une petite sacoche, explique Pascal Kindler. Il consiste en un marteau, un burin, une chevillière, une loupe, un appareil photographique, une boussole de géologue et un carnet de notes.» L’inconvénient, c’est que le géologue regagne sa base presque toujours lourdement chargé. Pour les besoins de la recherche, lui et ses collaborateurs sont en effet tenus de ramener des échantillons qui, dans ce cas, sont autant de cailloux bien pesants.

Une telle expédition a été menée sur Mayaguana, dans l’extrême sud-est de l’archipel. Pratiquement vide et pourvue de peu de routes, cette île ne compte que 300 habitants. «Mayaguana est si isolée qu’elle ne possède qu’un seul hôtel, note Pascal Kindler. Il n’y a même pas de magasin d’alimentation. Tout le monde se sert lorsque le bateau arrive au port, une fois par semaine et c’est tout. Nous dépendions donc entièrement de notre hôtel qui profitait d’ailleurs largement de son monopole.»

Dunes fossiles

Cependant, la falaise indiquée par les habitants valait effectivement le détour. Pour l’atteindre, les chercheurs ont maintes fois risqué de se tordre une cheville sur des roches irrégulières et coupantes, parfois envahies par une garrigue épaisse et entrecoupées par des mangroves. A l’arrivée: une paroi présentant des structures bien visibles se prêtant à merveille à l’analyse des géologues.

En gros, la plus grande partie de la masse des falaises est formée d’anciennes hautes dunes et de plages perchées fossiles dont le sable a subi, avec la pluie, les vagues ou les embruns, une lente diagenèse pour se transformer en calcaire. Ces couches épaisses correspondent aux périodes interglaciaires, relativement brèves, plus chaudes et avec un niveau des mers plus élevé. Elles sont séparées par de fines strates colorées, appelées paléosols, qui représentent les maigres restes laissés par les périodes glaciaires, au cours desquelles les océans étaient beaucoup plus bas – et donc plus loin – et ne fournissaient pas beaucoup de sable pour fabriquer des dunes. Les sédiments de ces époques étaient surtout alimentés par les poussières apportées d’Afrique de l’Ouest par les alizés.

D’autres couches viennent s’intercaler, moins faciles à interpréter, mais dont une au moins a retenu l’attention des géologues. «Nous avons observé une accumulation de sédiments plus grossiers qui pourraient indiquer que durant une des périodes chaudes sévissaient des tempêtes très violentes, explique Pascal Kindler. Un tel scénario demande encore beaucoup de travail d’analyse et de recoupement de données. Mais si cette hypothèse est avérée, elle pourrait offrir un avant-goût de ce qui nous attend dans le siècle à venir, alors que le climat continuera à se réchauffer.»

La perspective fait un peu froid dans le dos. Sur d’autres sites, les géologues genevois ont en effet commencé l’étude de gigantesques blocs de roches (plusieurs centaines de tonnes chacun) dont quelques uns sont nonchalamment posés sur le sommet d’une falaise, à 20 mètres au-dessus de la mer. Comment sont-ils arrivés là-haut? Une des hypothèses suggère justement qu’ils ont été projetés à ces hauteurs par une (ou plusieurs) tempête incroyablement puissante. Il existe néanmoins une controverse sur le sujet. Certains affirment que ces formations sont le résultat de la dissolution de la roche environnante. Le calcaire, dont sont formés les blocs, et d’ailleurs tout l’archipel de Bahamas, se dissout en effet avec l’eau douce.

Jacuzzi mortel

En attendant l’avènement de cette éventuelle tempête ultime, capable de faire voler des morceaux de montagne, les géologues genevois ont fait connaissance avec l’humeur actuelle, mais déjà pleine de surprises, de la météo des Bahamas. «Nous avions déniché une magnifique piscine naturelle située en haut des falaises dans laquelle nous nous étions baignés un jour durant la pause de midi, explique Pascal Kindler. Le lendemain, la mer était déchaînée et les vagues frappaient violemment la côte. Notre belle piscine était devenue un jacuzzi mortel.»

Pire: la campagne du mois d’avril a failli tourner au drame. Un jour vers la fin du séjour, en haut d’une falaise de l’île d’Eleuthera, face à l’Atlantique, le petit groupe s’aventure non loin du vide, leur vigilance endormie par un ciel immaculé, sans menaces. Ils ne voient pas arriver l’énorme vague, résultat d’une houle formée le jour précédent par une tempête sévissant au large, qui a choisi exactement cet instant pour venir se briser sur les côtes. Des masses d’eau submergent le quatuor, pourtant situé à 20 mètres au-dessus de la mer, et l’emportent avec violence. Bilan: un nez amoché et un genou en compote. «Un habitant de l’île nous a assuré que cela faisait vingt-sept ans qu’il n’avait pas vu une telle vague, note Pascal Kindler. Il s’en était fallu de quelques mètres pour que deux d’entre nous soient aspirés dans l’océan et tombent sur les récifs en contrebas.»

Anton Vos