Campus n°88

Tête chercheuse

François Naville, un savant face à l’histoire

Il aura fallu plus de quarante ans pour que l’histoire donne officiellement raison au légiste genevois qui fut membre de la commission d’experts chargée d’enquêter sur le «massacre de Katyn»

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C’est la victoire d’un obstiné. En avril dernier, près de quarante ans après sa disparition, François Naville recevait la Croix de commandeur de l’Ordre du mérite de la République de Pologne. Remise à titre posthume, cette distinction venait saluer un courage scientifique peu commun. Professeur à la Faculté médecine et directeur de l’Institut de médecine légale de l’Université de Genève, le professeur Naville fut en effet membre de la commission d’experts chargée, en pleine guerre, d’enquêter sur la responsabilité du massacre de plus de 20 000 officiers polonais perpétrés en 1940 dans la forêt de Katyn, près de Smolensk (lire ci-dessous). Malgré une très forte pression, sans appui de la Croix-Rouge ni du gouvernement fédéral, le légiste genevois n’a cessé de réaffirmer la culpabilité des Soviétiques dans ce crime, thèse qui a finalement été confirmée après l’ouverture des archives de l’ex-URSS, au début des années 1990. Portrait d’un scientifique qui s’était donné pour devise: Vitam impendere vero («Consacrer sa vie à la vérité»).

Né le 14 juin 1883 à Neuchâtel, où son père enseigne un temps la philosophie avant de regagner Genève, François Naville, qui sera père de quatre filles, est le dernier représentant d’une longue lignée d’universitaires. Venus de France voisine, à l’instar des Lullin, Pittet, Gautier ou Rillet, la famille Naville acquiert la bourgeoisie de Genève dès 1506. Ses représentants occupent dès la fin du XVIIIe siècle les plus hautes fonctions académiques. Selon une évolution typique du rapport au savoir des élites genevoises, les Naville sont commerçants après la Réforme. A la fin du siècle des Lumières et au XIXe siècle, ils se font théologiens et philosophes, tandis que le XXe siècle verra naître des scientifiques.

Rationaliste eperdu
Adolescent en 1900, François Naville épouse très tôt les idées de son temps. Rationaliste éperdu, il est tout entier tourné vers la modernité et rejette avec force un héritage familial empreint de philosophie chrétienne. «François Naville ne supportait pas cette forme d’esprit, explique son petit-fils Gabriel Aubert, professeur à la Faculté de droit. Pour lui, les philosophes ne servaient qu’à fabriquer des idées fausses. Et il n’était guère plus tendre envers certains pasteurs, en qui il voyait des machines à penser de travers.»

Contre l’avis des siens, et en particulier de son père, qui juge préférable que son fils se préoccupe du salut des âmes plutôt que du soin des corps, François Naville opte donc pour une carrière médicale. Attiré par la neurologie, le jeune médecin se forme entre Paris et Munich. Privat-docent à la Faculté de médecine de l’Université de Genève en 1912, après une thèse portant sur les maladies du système nerveux, il se consacre durant quelques années à la psychiatrie infantile.

Doué, le jeune scientifique se distingue dès 1917, grâce à une étude dans laquelle il présente le premier cas de la maladie de Tay-Sachs (une affection neuro-dégénérative) jamais observé en Suisse. Converti à la médecine légale par opportunité davantage que par passion, François Naville poursuit un parcours qui paraît sans faute: professeur extraordinaire de médecine légale en 1928, il devient professeur ordinaire et directeur du tout jeune Institut de médecine légale seulement six ans plus tard. Personnalité largement reconnue, il ne coupe cependant pas tout à fait les ponts avec ses premières amours professionnelles puisqu’il assume également les fonctions de médecin-inspecteur des classes d’enfants anormaux du canton de Genève et la présidence du Conseil de surveillance psychiatrique et de la Société suisse de neurologie.

Braver la tempête
C’est fort de cette légitimité académique – «et sans doute piqué par l’intérêt scientifique que présente l’affaire de Katyn sur le plan médico-légal», ajoute Gabriel Aubert – que le professeur genevois accepte l’invitation des Allemands à l’automne 1943. Lâché par le Conseil fédéral, qui refuse de le soutenir officiellement sans toutefois lui interdire le voyage, ainsi que par la Croix-Rouge, qui recule devant les protestations soviétiques, Naville ne se doute probablement pas qu’il est sur le point de soulever une tempête qui mettra près de quarante ans à s’essouffler.

Qu’importe, il n’est pas homme à reculer. Sûr de son fait après l’examen des fosses communes, il ne reviendra jamais sur ses conclusions malgré de nombreuses pressions. Appelé à la barre de Nuremberg par Goering, afin de réaffirmer l’innocence des Allemands, il refuse toutefois de se rendre sur place, estimant qu’en l’occurrence, il n’y a pas lieu de dédouaner les «Boches» compte tenu de la gravité des faits dont ils sont accusés.

Mis en cause par le député communiste Jean Vincent, qui demande sa révocation au Conseil d’Etat genevois, il réplique, cette fois, par une missive de 13 pages, qu’il adresse le 24 septembre 1946 au conseiller d’Etat en charge du Département de l’instruction publique. Il y rappelle notamment qu’à Katyn, il n’a pas caché ce qu’il pensait au sujet «de la responsabilité morale (des Allemands) dans cette affaire, puisque ce sont eux qui ont déclenché la guerre et envahi les premiers la Pologne, même si nous conluions à leur innocence dans la mort des officiers». Il termine sa lettre en précisant qu’il n’a «nullement cherché à rendre service aux Allemands, mais exclusivement aux Polonais et à la Vérité». Invité à témoigner dans le cadre d’une enquête menée par une commission spéciale mise sur pied par le Sénat américain, il exposera la même thèse au début des années 1950.

Que certains puissent mettre en doute sa bonne foi l’a sans doute affecté, mais pas outre mesure. En bon patricien libéral, Naville n’a en effet que peu d’estime pour les édiles genevois, qui sont alors en grande majorité radicaux. La maxime «vulgaire comme un conseiller d’Etat» résume à elle seule son état d’esprit à leur égard. Le légiste se moque du qu’en-dira-t-on comme des conventions de son milieu. Volontiers cynique, il entreprend ainsi un jour, durant une autopsie, de vider la tête d’un cadavre, avant de la remplir de journaux et de lancer à ses élèves: «Voyez, c’est ce qu’on appelle le bourrage de crâne par la presse!»

L’homme est pourtant loin d’être insensible. Père de quatre filles, c’est un grand-père plutôt farceur dont se rappelle Gabriel Aubert. Bon marcheur, il ne dédaigne pas les belles automobiles et possède une De Dion-Bouton dans laquelle il tente d’emmener sa jeune femme en voyage de noces (bloqué à la frontière par le déclenchement de la Première Guerre mondiale, il ne parvient pas à dépasser Saint-Cergues). Lecteur passionné – il apprend encore des tirades de Corneille à 80 ans – François Naville cultive également un penchant pour le jardinage. C’est d’ailleurs en taillant ses rosiers, sur le plateau de Champel que la mort le frappe, le 13 avril 1968, dans sa 85e année.

«Après le décès de mon grand-père, je me rappelle avoir entendu quelques ricanements non seulement chez les compagnons de route du communisme, mais aussi dans les milieux bien-pensants, explique Gabriel Aubert. Beaucoup de gens semblaient penser que le professeur Naville était un peu spécial et qu’il déraillait avec cette obscure histoire de Katyn.»

Vincent Monnet

La vérité, 40 ans après

L’«affaire de Katyn» est longtemps resté une énigme. Et ce n’est que le 14 octobre 1992 que la version défendue par François Naville a été officiellement confirmée par les autorités russes. Parmi les archives remises ce jour-là au président polonais Lech Walesa figure en effet un jeu de photocopies qui prouve indiscutablement la culpabilité soviétique. Daté du 5 mars 1940 et signé de la main de Staline, l’ordre en question charge le NKVD (la police politique du régime) de procéder à l’exécution de 25 700 prisonniers de guerre polonais. C’est également le premier document historique attestant la responsabilité directe et personnelle de Staline dans une exécution de masse. Rappel des faits.

Dès septembre 1939, la Pologne est prise en tenaille. A l’ouest, elle subit l’assaut du IIIe Reich, tandis qu’à l’est l’Armée rouge franchit la frontière dès le milieu du mois. Plus de 20 000 officiers sont capturés et dès le printemps 1940, leurs familles restent sans nouvelles.

Trois ans plus tard, dans la nuit du 12 au 13 avril 1943, la radio allemande annonce la découverte, dans la forêt de Katyn, près de Smolensk (une zone occupée par les Soviétiques jusqu’en juin 1941), d’un charnier contenant les corps de plusieurs milliers d’officiers polonais. Le communiqué précise qu’«il n’y aura aucune difficulté à identifier ces cadavres, car les Russes ont laissé sur eux tous leurs papiers personnels».

Deux jours plus tard, Radio-Moscou contre-attaque en dénonçant les «monstrueuses calomnies» de la propagande allemande et attribuant la responsabilité de ce massacre aux «bandits germano-fascistes». Les autorités allemandes, suivies par le gouvernement polonais, se tournent alors vers la Croix-Rouge internationale à qui il est demandé de mener l’enquête. Face à l’opposition des Soviétiques, cette dernière décline cependant la proposition.

Dans les jours qui suivent, une commission internationale est imaginée à Berlin. Contacté par le Dr Steiner, médecin du consulat général allemand à Genève, le professeur François Naville, directeur de l’Institut de médecine légale de l’Université de Genève, est le seul des 12 membres du collège d’experts, à ne pas provenir d’un pays allié ou occupé par le Reich. Sur place, l’examen des fosses communes, les témoignages récoltés , l’analyse des lettres, journaux intimes et autres coupures de presse trouvées près des cadavres, accablent les Soviétiques.

Après la libération de Smolensk par l’Armée rouge, une nouvelle commission, composée cette fois uniquement de citoyens soviétiques est dépêchée à Katyn. Elle conclut, comme on pouvait s’y attendre, à une mise en scène des nazis. Soucieux de ne pas compromettre leur fragile alliance avec Staline, Churchill et Roosevelt, pourtant en possession d’un rapport clandestin émanant de la Croix-Rouge polonaise et confirmant la culpabilité soviétique, ne bronchent pas. Poussant leur avantage, les Soviétiques n’hésitent pas à réitérer leur accusation au cours du procès de Nuremberg. Alors que Naville, sollicité par Goering comme témoin, refuse de se rendre à la barre, son confrère, le Dr Markov, également membre de l’expédition d’avril 1943, revient sur ses conclusions en assurant avoir agi sous la contrainte des Allemands.

Pour une large part de l’opinion publique, ainsi que pour de nombreux historiens, la culpabilité des nazis ne fait dès lors plus de doute. Victime d’une campagne de discrimination orchestrée par les communistes, Naville, tout comme l’Italien Palmieri, subit de violentes attaques.

A Genève, l’affaire est exposée devant le Grand Conseil. En septembre 1946, le député Jean Vincent (Parti du travail) s’interroge publiquement sur le rôle joué par le professeur Naville dans le «massacre de Katyn». Blanchi par le Conseil d’Etat qui considère que le professeur Naville «n’a manqué à aucune règle de la dignité professionnelle, ni à aucune loi de l’honneur», le scientifique ne l’est pas encore aux yeux de l’histoire, nombre d’ouvrages continuant à véhiculer la thèse de la culpabilité allemande.

L’affaire rebondit une nouvelle fois en 1952. Guerre froide oblige, la Commission spéciale mise sur pied par le Congrès américain pour faire la lumière sur cet épisode conclut à l’existence de «preuves définitives et sans équivoques» attestant de l’implication du NKVD dans le massacre. Ce revirement tardif ne suffit pourtant pas à dissiper totalement le doute. Et il faudra attendre l’ouverture progressive des archives de l’ex-Union soviétique, puis l’hommage officiel de la Pologne, pour que l’histoire donne enfin le dernier mot au professeur genevois.