Campus n°89

Dossier/Chine

Le Péril jeune

Vieillissement de la population, baisse du nombre de femmes, disparités croissantes entre villes et campagnes: sur le plan démographique, la Chine est à l’heure des grands tournants. Explications avec Michel Oris, démographe et directeur du Centre interfacultaire de gérontologie

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Campus: En 1995, l’âge moyen en Chine était de 27 ans. Il sera de 40 ans en 2025. La politique de l’enfant unique a-t-elle fait de la Chine un pays vieillissant?

Michel Oris: En partie. Après la Deuxième Guerre mondiale, on a assisté à une espèce de miracle démographique dans les pays du tiers monde. Grâce à l’importation de médicaments occidentaux (vaccins et antibiotiques), la mortalité des populations pauvres a reculé de façon spectaculaire. En quelques décennies, la Chine a vécu une transformation qui s’est étalée sur plusieurs siècles en Occident. Ces vies sauvées au cours des années 1950-1960 ont provoqué une formidable explosion démographique. Pour tenter de garder le contrôle de la situation, les autorités ont introduit des programmes visant à réduire le nombre de naissances à partir des années 1970, parmi lesquels la fameuse politique de l’enfant unique. Ces mesures, souvent peu soucieuses des droits humains, ont entraîné une chute de la fécondité qui, aujourd’hui, ne permet plus à la population de se renouveler. A partir de 2010 déjà, la Chine va donc être confrontée à un vieillissement de la population beaucoup plus brutal que celui que nous connaissons en Occident.

Existait-il une alternative?

L’Inde, qui est à l’heure actuelle le deuxième pays le plus peuplé au monde et qui est aussi une démocratie, a fait d’autres choix. En opérant de façon moins drastique, par le biais de politiques mettant l’accent sur la planification familiale et la contraception, ce pays a choisi une voie qui est à la fois plus souple, plus progressive et plus lente. Elle me semble également plus durable dans la mesure où elle laissera plus de temps pour s’adapter. Mais du coup, le nombre moyen d’enfants par femme en Inde est encore de 3,3 alors qu’il est tombé à 1,8 en Chine.

La population chinoise va tout de même continuer à augmenter au moins pendant quelques décennies…

Sur le plan de la démographie, le modèle chinois fait preuve d’une incroyable inertie. Même si la baisse de la fécondité qu’a connue le pays est spectaculaire, ses effets ne sont pas aisément perceptibles compte tenu du très grand nombre d’adultes en âge de procréer. Car si, individuellement, les Chinois font moins d’enfants, il sont encore très nombreux à pouvoir se reproduire. Au final, cela ne change donc pas grand-chose dans le décompte total et la population globale continue, pour le moment, à augmenter. Lorsqu’un tel processus est en marche, il faut au moins soixante ans pour le stopper.

Selon vous, la situation actuelle a également ses avantages. Lesquels?

La Chine vit un moment stratégique. A l’heure actuelle, les trois quarts de la population ne disposent d’aucune couverture sociale. Or, les actifs profitent d’un niveau de dépendance historiquement très bas. D’une part, parce que la politique de l’enfant unique fait qu’il y a peu de bouches à nourrir. De l’autre parce que le nombre de personnes âgées est encore peu élevé. Compte tenu du nombre d’épisodes tragiques qu’a connu le pays au cours du XXe siècle, les familles où les quatre grands-parents ont survécu sont en effet assez rares. Ces conditions devraient permettre au pays de disposer de capitaux importants afin de créer des fonds de réserve et de jeter les bases d’un système de pension qui soit à même de répondre aux énormes besoins que le pays aura dans ce domaine au cours des années à venir. Cependant, il faut agir maintenant car, dans quelques années, cette «fenêtre démographique» se refermera et il n’y aura alors plus guère de marge de manœuvre.

Cela semble d’autant plus indispensable que les inégalités ne cessent de s’accroître, entre ville et campagne notamment…

Dans les grandes villes de la côte (qui sont le cœur du développement économique), l’espérance de vie dépasse en effet de dix ans celle des campagnes, où la libéralisation du système de santé a produit un nombre important de laissés-pour-compte. Cela étant, la situation à laquelle les autorités sont confrontées n’est pas simple à gérer. En Occident, la médecine a traversé une série de phases successives. Nous sommes passés des maladies épidémiques (peste, variole), aux maladies endémiques (tuberculose), puis à des maladies dégénératives (cancer, troubles cardiovasculaires). Et, à chaque fois, la médecine a eu le temps de s’adapter à la situation. Or, la Chine, comme de nombreux autres pays d’Asie, doit aujourd’hui faire face à un entremêlement de ces phases, avec la résurgence de vieilles maladies endémiques, l’apparition de nouvelles épidémies (SRAS) et la montée des cancers, des maladies cardiaques ou des problèmes d’obésité. Mettre sur pied un système de soins capable de répondre à tous ces besoins en même temps est un exercice très délicat.

La rareté des femmes constitue une autre caractéristique majeure de la démographie chinoise. Quelle est l’ampleur du phénomène?

L’infanticide des nouveau-nés de sexe féminin, les avortements sélectifs et les négligences envers les petites filles – que l’on conduit moins facilement chez le docteur que les garçons – font que dans les années qui viennent, entre 25 et 40 millions de jeunes Chinois ne trouveront pas d’épouse. Cette situation n’est cependant pas sans précédent dans l’histoire de la Chine. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le rapport entre filles et garçons à la naissance était encore plus déséquilibré qu’il ne l’est aujourd’hui. A cette époque, la pauvreté avait tendance à s’éradiquer à chaque génération, puisque les hommes pauvres ne parvenaient tout simplement pas à se marier. Il n’est cependant pas certain que les jeunes Chinois d’aujourd’hui acceptent leur sort aussi aisément que leurs prédécesseurs, ce qui inquiète de nombreux observateurs.

Un sentiment que vous partagez?

Certains scénario de politique-fiction imaginent que ces millions de jeunes bourrés de testostérone vont déferler sur Taïwan ou faire exploser les chiffres de la criminalité urbaine. Je ne partage pas complètement cette crainte, la Chine ayant, une fois encore, connu de bien pires situations par le passé sans vivre de telles affres. Ce qui ne fait guère de doute, en revanche, c’est que la valeur des femmes sur le marché matrimonial va considérablement augmenter au cours des prochaines années. Signe qui ne trompe pas, on voit déjà se développer sur Internet des agences matrimoniales proposant à des Chinois des épouses venues des Philippines. Et ce n’est sans doute que la pointe honorable de l’iceberg.

Comment expliquer dès lors que la Chine soit le seul pays au monde où les femmes sont plus nombreuses à se suicider que les hommes?

Ce phénomène, encore mal connu, touche tout particulièrement les campagnes. On peut sans doute le relier à la très forte distorsion qui existe entre la volonté de promouvoir la condition féminine, les discours féministes de l’époque communiste (la femme est la moitié du ciel) et une réalité patriarcale encore très endurante dans le monde rural. Dans les grandes villes en revanche, la condition des jeunes filles est très différente: elles semblent ne plus souffrir de réelles discriminations, certaines font des études et commencent à occuper des postes à responsabilité. Elles ne vivent plus dans la Chine d’hier, mais dans celle de demain.