Campus n°90

A lire

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Mon oncle des Antilles

Sur la même île, cohabitent aujourd’hui deux pays distincts: Haïti et la République dominicaine. Au XIXe siècle, ce territoire, importante colonie espagnole puis française, devient la première république noire indépendante sous la pression de révolutionnaires locaux. Si l’on connaît bien la biographie de l’un d’eux, Toussaint Louverture – mort en captivité au Fort de Joux dans le Jura français –, celle de son bras droit, Jean-Jacques Dessalines, esclave affranchi comme lui, est moins fameuse. C’est précisément son destin qui a inspiré à Guy Poitry, professeur de littérature française, la matière de cet ouvrage. Pour élaborer un roman, plusieurs strates de mystère valent toutefois mieux qu’une. Ainsi, dans ce Dessalines, le lecteur fait la connaissance d’un jeune expatrié qui quitte le pied du Jura suisse en 1798 pour la «montagne dans la mer», traduction du nom amérindien «Ayiti». On se familiarise avec ce personnage imaginaire, un original un peu décalé, au travers des lettres qu’il échange avec sa jeune nièce, restée au pays, et qu’un narrateur relit et commente. Témoin du moment historique que traverse alors l’île, où il vit d’une activité qu’on peut apparenter à celle de bibliothécaire, Alfred, Robinson suisse laconique, ne se livre guère. C’est à peine s’il s’adresse à celle dont il inscrit pourtant 149 fois le nom sur des enveloppes. Cette distance caractérise le climat général d’un roman où la figure de Dessalines devient un mythe littéraire dans la tête d’un Helvète qui en dresse un portrait à mi-chemin entre le rêve et l’admiration.
Sylvie Délèze
«Dessalines», par Guy Poitry, éditions d’en bas, Lausanne, 255 p.

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L’invention de la dialectique

Socrate n’a pas écrit. Mais son avatar, créé par Platon, invente l’art du dialogue philosophique, dans un paysage intellectuel de monologues, l’Athènes du Ve siècle av. J.-C. Cette révolution formelle, la dialectique, va influencer la forme écrite de la transmission des idées jusqu’à nos jours. Angela Longo, qui enseigne la philosophie antique, s’est penchée sur les stratégies dont use Socrate pour questionner ses interlocuteurs. Les écrits platoniciens sont usuellement classés selon trois catégories chronologiques, qui se distinguent selon la posture adoptée par Socrate dans sa recherche assumée de la vérité. Au fil des textes, on peut ainsi repérer un Socrate ignorant l’issue des problématiques qu’il soulève, mais conscient de leurs enjeux. Puis, un Socrate porteur de projets philosophiques susceptibles de venir à bout des contradictions pratiques dans lesquelles s’enferrent, par exemple, l’état ou les discours officiels. Enfin, un Socrate meneur, plus ouvertement sûr de la dynamique dialogique qu’il instaure. Les procédés d’écriture mis en œuvre par Platon suscitent l’introduction d’un sujet à penser, un effet de tension dramatique ou bien encore la relance et le recadrage d’un motif. Parmi eux, on trouve des interrogations, formulées comme telles ou comme des ordres donnés, qu’Angela Longo qualifie de «fictives». Socrate, ou celui qui conduit le dialogue et qui donne voix à la vérité que défend Platon, feint alors l’ignorance ou laisse planer le doute sur son opinion réelle dans un subtil exercice de rhétorique. Une plongée dans les fondements des arts discursifs occidentaux.
SD
«L’art du questionnement et les interrogations fictives chez Platon», par Angela Longo. Traduit de l’italien par Alain Lernould, éditions Mimesis, Milan, 348 p.

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Mots, maux, dits

Pour Diderot, le cerveau est un «fromage mou» ou une «araignée dont tous les filets nerveux sont les pattes ou la toile». Loin de constituer le centre de l’organisme, il s’active comme un interprète et agit en «truchement», écrit l’encyclopédiste. Balzac, lui, use sans ambages du terme «physiologie» comme bon lui semble et l’applique notamment au lien social qu’il décide de raconter: le mariage. Tandis que des écrivains et des penseurs dérobent à la médecine son lexique ou ses prérogatives de réponses à la question du lieu de l’âme, un savant comme Vésale, qui donna une impulsion nouvelle à l’anatomie, emprunte à Cicéron des éléments prépondérants de sa terminologie. Faut-il toujours séparer ou considérer différemment les traités à portée scientifique des œuvres littéraires? Le divorce est-il consommé depuis l’avènement de la science moderne? Rien n’est moins sûr dans le contexte médical, car le soin passe invariablement par l’exercice du verbe. De là l’intérêt de réunir des recherches portant sur les relations qui lient gens de plume et gens de stéthoscope, influençant les champs sémantiques et théoriques des uns et des autres.
SD
«Littérature et médecine. Approches et perspectives (XVIe – XIXe siècles)», études réunies et présentées par Andrea Carlino et Alexandre Wenger, éd. Droz, 288 p.