Campus n°90

Perspectives

«On ne vit pas en mangeant des dollars»

grinevald

Jacques Grinevald, chargé de cours à la Faculté des sciences économiques et sociales et professeur titulaire à l’Institut de hautes études internationales et du développement, vient de publier un ouvrage sur la double menace qui pèse sur le monde actuel: le climat et le pétrole.

Campus: La finance internationale est en crise, le prix du pétrole et des matières premières flambe, le climat se dégrade. Le temps n’est-il pas mûr pour se lancer dans la décroissance?

Jacques Grinevald: Je suis en effet d’avis qu’il faut anticiper la décroissance économique si l’on ne veut pas qu’elle nous soit imposée par les circonstances, ce qui peut arriver plus tôt qu’on ne le pense. Et ce pour deux raisons. La première vient du sous-sol dont les gisements d’énergie fossile et de matières premières les plus facilement exploitables ont été en grande partie déjà utilisés. C’est notamment le cas du pétrole. Après un maximum appelé «le pic de Hubbert», sa production va décliner inexorablement. Celui qui reste accessible devient de plus en plus cher à extraire. La seconde raison est le climat. Des changements rapides du système climatique sont provoqués par la croissance et l’expansion mondiale de notre civilisation thermo-industrielle. Les conséquences écologiques et socio-économiques seront énormes. Nous sommes donc entre deux défis: le ciel qui nous tombe sur la tête et le sol qui se dérobe sous nos pieds.

Le discours sur la décroissance est-il récent?

L’idée que l’âge d’or du pétrole (et des autres ressources minérales) n’est qu’une excroissance éphémère dans l’histoire de l’humanité est assez ancienne. Le géophysicien Marion King Hubbert le montrait dès les années 50 avec ses courbes en cloche et sa prévision, en 1956, du pic de la production en 1970 aux Etats-Unis. De même, dans les années 60-70, le mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Rœgen provoque un changement de paradigme par rapport à la science économique dominante en faisant entrer le second principe de la thermodynamique, la loi de l’entropie, dans sa nouvelle «perspective bio-économique». Selon lui, le processus économique n’est pas circulaire et isolé, mais ouvert et irréversible. Il accroît la vitesse de l’augmentation de l’entropie de notre environnement terrestre. En d’autres termes, il prélève des ressources naturelles, les transforme et les dissipe dans la nature à une vitesse qui dépasse maintenant la stabilité des cycles qui rendent notre planète habitable. Cette tendance n’est pas durable: une croissance débridée se heurte tôt ou tard aux limites de la biosphère. C’est pourquoi Nicholas Georgescu-Rœgen a été le premier apôtre de la décroissance, avant même le premier choc pétrolier.

Avec peu de succès, manifestement…

Les économistes, dans leur majorité, n’ont pas compris la révolution de la bio-économie de Georgescu-Rœgen. Ils ne pensent qu’en termes d’expansion, de progrès technique et de croissance. Si une ressource s’épuise, son prix deviendra prohibitif et elle sera remplacée par une autre. La fin de l’âge d’or du pétrole ne les affole pas. Leur vision du monde est basée sur l’évaluation monétaire des biens et services. Cependant, il est important de se rendre compte qu’une telle vision est partielle, partiale et insuffisante. Le prix actuel du pétrole, même s’il semble élevé, n’intègre pas les effets négatifs de son utilisation, qu’il faudra pourtant bien payer un jour. Le problème, c’est que les économistes n’écoutent pas les écologistes et les géologues. Ils ont en revanche les oreilles des décideurs. Les opinions publiques préfèrent la croissance qu’on identifie à tort avec le progrès ou la richesse pour tous.

Ce qui est vrai, pourtant…

Certes, mais pour qui? Et surtout, on ne vit pas en mangeant des dollars. On ne peut pas substituer le capital naturel de la biosphère par du capital financier ou même technologique, comme on prétend le faire actuellement pour les générations futures. Comme le disait Georgescu-Rœgen, c’est la nature qui est la racine de la valeur économique.

Dans le titre de votre livre, vous utilisez le terme d’Anthropocène. Que signifie-t-il?

C’est le nom de l’époque géologique dominée par l’être humain dans laquelle nous sommes entrés depuis la révolution industrielle. Ce concept, introduit il y a quelques années, devrait être adopté officiellement cet été par l’Union internationale des sciences géologiques. L’Anthropocène succède donc à l’Holocène, qui a duré dix mille ans. Ce qui motive la création de la nouvelle catégorie est principalement le fait que la quantité d’énergie et de matière utilisée par l’espèce humaine a dépassé les grandeurs et les flux naturels. Notre développement économique est devenu la plus puissante force géologique actuelle – davantage que le volcanisme. Notre croissance entre en collision frontale avec les cycles biogéochimiques qui régulent la stabilité du système Terre.

Que faut-il faire pour s’en sortir?

Il faut reconnaître les réalités de la biosphère et faire en sorte – c’est le travail des politiques et des enseignants – que tout le monde admette que nous sommes une espèce animale qui a besoin de la nature, parce qu’elle en fait partie. Il nous faut ralentir notre train de vie si l’on veut négocier le virage qui s’approche à grande vitesse. Et c’est aux riches de montrer l’exemple, l’Occident surtout qui a entraîné le monde dans cette course folle. Sinon on va droit dans le mur.

Propos recueillis par Anton Vos

«La Biosphère de l’Anthropocène, climat et pétrole, la double menace. Repères transdisciplinaires (1824-2007)», par J. Grinevald, Georg, 2007, 293 p.