Campus n°90

Recherche/gérontologie

Quatre-vingts ans, et après?

Le grand âge ne rime pas forcément avec maladie ou dépendance. Il se caractérise en revanche par une fragilité croissante. C’est ce que démontre une étude entamée en 1994 auprès des plus de 80 ans

vieux

Pour les Suisses, et surtout les Suissesses, qui naissent aujourd’hui, devenir octogénaire sera banal ou presque. Mais comment vit-on après 80 ans? Quelles sont les trajectoires et les conditions de vie de nos aînés? Le grand âge rime-t-il systématiquement avec maladie et dépendance? Fruit d’une recherche de longue haleine entamée en 1994 par des chercheurs genevois, Les Années fragiles apportent quelques éléments de réponse, en attendant la publication de l’ensemble des résultats, annoncée prochainement chez un éditeur new-yorkais.

Le grand âge, un sujet neuf

«Le monde scientifique n’est pas parvenu à anticiper l’évolution démographique, il n’a pu que la suivre, explique le professeur Christian Lalive d’Epinay, fondateur du Centre interfacultaire de gérontologie (CIG) et initiateur du projet. Les très vieux sont devenus un objet d’étude à partir de la fin des années 1980 avec un intérêt marqué pour les questions liées à la santé et plus particullièrement pour les maladies dégénératives. En soi, c’est tout à fait compréhensible, mais cela a aussi eu pour conséquence de renforcer l’équation: grand âge = personne malade. Avec ce travail, nous souhaitions prendre le contre-pied de cette vision en examinant le parcours de vie de ces personnes au sens large. Il ne s’agissait naturellement pas d’exclure la question de la santé, mais d’élargir le point de vue aux relations sociales, à l’organisation du quotidien et à la façon dont les personnes dans le grand âge perçoivent leur existence.»

D’où la nécessité de suivre cette population dans la durée. Pour y parvenir, les chercheurs du CIG ont décidé en 1994 de suivre pendant dix ans un échantillon de 340 personnes âgées de 80 à 84 ans. L’ouvrage Les Années fragiles présente les résultats des cinq premières années de l’étude (1994-1999) au cours desquelles près de 1500 questionnaires ont été réunis ainsi que les retranscriptions d’une cinquantaine d’entretiens.

«Les études sur les personnes âgées impliquent certaines spécificités, explique Christian Lalive d’Epinay. Par exemple, comment récolter des informations auprès de personnes qui ne sont plus en état de suivre un entretien? Dans certains cas, nous avons dû recourir à un proche pour raconter ce qui se passe. C’est une méthode classique qui convient bien lorsqu’il s’agit d’établir des faits. En revanche, cela ne permet pas d’obtenir une évaluation satisfaisante de la façon dont la personne en question perçoit sa santé, son vécu ou son horizon de vie. Cependant, si nous n’avions pas fait ce choix, nous aurions perdu en route une centaine d’individus. Et l’ultime étape de la vie serait restée une sorte de trou noir dont nous ne pourrions rien dire.»

Au lieu de celà, les résultats obtenus permettent de corriger quelques a priori largement partagés. L’étude montre ainsi que le passage par une institution n’est pas une fatalité. A Genève, en effet, moins de 20% des plus de 80 ans se trouve en EMS. Près de 60% des personnes décédées durant la recherche ont par ailleurs terminé leur vie sans passer par une étape de longue durée – en gros plus de quatre à six mois – de dépendance lourde. «Toutefois, seule une petite minorité de notre échantillon est morte en «bonne santé», poursuit le professeur. C’est une chose sur laquelle il ne faut pas trop compter. Le décès survient cependant assez souvent suite à une maladie subite ou relativement brève, ce qui est plutôt une bonne nouvelle.»

Doublement perdantes

La mauvaise, c’est que plus on devient vieux, plus le risque de connaître une situation de dépendance durable augmente. Et à ce jeu-là, les femmes sont doublement perdantes. Car si elles vivent effectivement plus longtemps que les hommes, elles sont globalement en moins bonne santé: à âge égal, elles ont un plus grand risque de devenir dépendantes. Et lorsqu’elles ne sont pas veuves, elles vivent souvent avec un mari plus âgé dont elles doivent s’occuper. A cette inégalité de genre s’ajoutent des différences de classes. Contrairement à l’adage répandu dans les milieux scientifiques selon lequel avec l’âge la nature l’emporterait sur la culture, les clivages sociaux semblent bien persister. Les résultats récoltés montrent que malgré une mortalité plus élevée parmi les travailleurs manuels, qui laisserait penser que ce sont les plus solides qui atteignent la barrière des 80 ans, ces derniers conservent cependant un risque de devenir dépendants plus élevé que les membres des catégories socioéconomiques supérieures.

Au-delà de ces différences, il est un élément commun à tous ceux qui entrent dans le grand âge: le sentiment – et la réalité – d’une fragilité croissante. Même s’il est incontestable que les personnes vieillissantes sont aujourd’hui en meilleure santé qu’auparavant, les années qui se situent entre 75 et 80 ans marquent un seuil à partir duquel l’état physique devient un enjeu majeur. «Lorsqu’on est jeune, la maladie est en général un épisode avec un début et une fin, commente Christian Lalive d’Epinay. Dans le grand âge, différentes formes de fragilisation interviennent successivement, avec le risque qu’elles s’installent durablement. Et, à terme, on peut presque dire que c’est l’état de santé qui devient un épisodique.»

Le grand défi consiste dès lors à être capable de réinventer périodiquement l’organisation du quotidien en fonction de l’évolution de ses capacités. Les récits des très âgés sont ainsi souvent jalonnés par des incidents qui marquent la fin de telle ou telle activité: on arrête de conduire, puis de prendre les transports publics, puis d’emprunter les escaliers… «La personne âgée qui reste indépendante a besoin de plus de temps pour elle, complète le professeur. Chaque petit geste du quotidien (se lever, se raser, lacer ses chaussures) devient plus lent et plus pénible. Le défi principal de cet âge est de savoir comment négocier ce rapport avec sa propre fragilisation qui est le signe de la mort prochaine. On philosophe beaucoup sur la finitude humaine. Mais ce sentiment de fragilité liée à la condition humaine, les vieillards en font l’expérience quotidiennement et de façon très concrète.»

Privilégier les intimes

L’exercice peut s’avérer plus ou moins aisé. Les résultats recueillis par le CIG montrent qu’il existe une relation claire entre le sentiment de bien-être et la manière dont les personnes âgées parlent de leur vie. Assumer son parcours, disposer d’une identité solide et paisible sont autant d’éléments qui ont une incidence positive sur le bien vieillir. Logiquement, les relations avec les proches comptent beaucoup. Et, contrairement à une idée répandue, les personnes isolées restent relativement rares. Sauf exception, quand il y a de la famille ou de la descendance, il existe aussi une certaine densité de relation. A Genève, par exemple, seuls 20 à 25% des personnes de 80 ans et plus n’ont pas eu d’enfants. Cela étant, il reste vrai que le monde du vieillard a tendance à se dépeupler. Un premier pas en ce sens est franchi avec la retraite, qui marque la sortie de la vie active. Puis, avec l’entrée dans le grand âge, le besoin de sociabilité se transforme: la vie sociale perd de son attrait, on tend à privilégier les liens avec les intimes. «Pour les personnes âgées, il est très important de conserver un statut de donneur aussi longtemps que possible, conclut Christian Lalive d’Epinay. Même s’il faut renoncer à rendre des services aux siens ou à s’occuper de ses petits-enfants, offrir à ces derniers quelques bonbons ou un peu d’argent est un moyen de maintenir une image de soi positive. Cela permet de ne pas être réduit à une relation de dépendance, de ne pas exister uniquement en tant que personne qui reçoit des soins et de se situer dans un réseau d’échange.»

Vincent Monnet

Référence: «Les Années fragiles. La vie au-delà de quatre-vingts ans», Christian Lalive d’Epinay, Dario Spini (et coll.), Presses de l’Université de Laval, Québec, 345 p.

La recherche Swilsoo (Swiss Interdisciplinary Longitudinal Study on the Oldest Old est soutenue par le FNRS. Elle a également bénéficié de subsides des cantons de Genève et du Valais.

 

Le siècle du «papy»-boom

La plupart des octogénaires d’aujourd’hui ne s’attendaient pas à devenir si vieux. Et pour cause: à l’image des autres pays nord atlantiques, l’espérance de vie des citoyens suisses a fait un bond en avant spectaculaire au cours du siècle dernier.

En 1900, il y avait 17 000 personnes de plus de 80 ans en Suisse, soit 0,5% de la population totale et 5% de la population âgée (65 ans et plus). Un siècle plus tard, le pays comptait 300 000 personnes de plus de 80 ans, soit 4% de la population totale et 25% de la population âgée. On estime que les octogénaires seront plus de 500 000 en 2050. de plus de 80 ans en Suisse, soit 0,5% de la population totale et 5% de la population âgée (65 ans et plus). Un siècle plus tard, le pays comptait 300 000 personnes de plus de 80 ans, soit 4% de la population totale et 25% de la population âgée. On estime que les octogénaires seront plus de 500 000 en 2050.

Par ailleurs, au cours du XXe siècle, la longévité masculine est passée de 46 à 82 ans, tandis que la longévité féminine augmentait de 50 à 87 ans. Résultat: alors que 30% des hommes et près de 50% des femmes nés durant l’entre-deux-guerres sont parvenus à l’âge de 80 ans, ils seront respectivement 64% et 80% pour la génération née en 1980.

(Source OFS)