Campus n°93

Dossier/Economie

«Au lieu de se diluer, les risques se sont concentrés»

En vendant au plus grand nombre des dettes hypothécaires de mauvaise qualité, les institutions financières espéraient répartir le risque dans l’économie globale. En réalité, ces titres sont restés concentrés dans le secteur financier. Explications de Rajna Gibson Brandon, professeure de finance aux hautes études commerciales

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Avez-vous vu venir la crise actuelle?

Rajna Gibson Brandon: Il faut être humble: la réponse est non. Et c’est le cas de la plupart des experts financiers. De la même manière, je ne peux pas prévoir l’issue de cette crise. La finance est certes une science qui utilise beaucoup de modèles mathématiques, mais elle n’est pas une science exacte.

Quelles sont les causes de la crise?

La première est le fait que les taux d’intérêt – c’est-à-dire le loyer de l’argent – sont restés longtemps très bas aux Etats-Unis. L’objectif, louable à première vue, de l’administration américaine dans les années 1990 était de permettre au plus grand nombre d’accéder au crédit hypothécaire et donc de devenir propriétaire de son logement. De nombreuses personnes ayant peu de moyens se sont ainsi endettées. Certaines d’entre elles avaient une situation si précaire que, dans les milieux financiers, elles étaient qualifiées de NINJA (no income, no job, no assets: pas de revenus, pas de travail, pas d’actifs). Ce qui ne les empêchait pas de recevoir une hypothèque appelée subprime. De leur côté, les banques disposaient d’outils qu’elles pensaient capables de limiter les risques liés à ce genre d’hypothèques de «mauvaise qualité». Au lieu de garder ces dettes contractuelles sur leur bilan, elles les ont «titrisées» et les ont vendues aux plus offrants. Se débarrasser des crédits hypothécaires est aussi une manière de réduire le coût de la réglementation bancaire qui impose aux banques de provisionner davantage de fonds propres lorsqu’elles inscrivent plus de risques de crédit au bilan.

Que signifie «titriser»?

Dans le cas des subprime, l’idée consiste à mélanger des dettes de mauvaise qualité avec d’autres hypothèques, moins risquées, afin de compenser les éventuels défauts de paiement. Ces assortiments sont alors «structurés» dans un portefeuille sur la base duquel sont émis des titres. Ces derniers sont alors vendus sur les marchés financiers sous le nom de CMO (Collateralised mortgage obligations). On peut pousser ce mécanisme à l’extrême en émettant des produits plus complexes encore, appelés CDO (Collateralized debt obligations), qui sont adossés à des portefeuilles contenant des titres très divers tant du point de vue du rendement que des risques (prêts, obligations…). Certains fabriquent même des CDO carrés, c’est-à-dire des CDO de CDO. Avant de les émettre sur le marché, ces produits sont coupés en tranches dont chacune est associée à un profil de risque différent. En bref, ces CDO sont devenus tellement compliqués que même les spécialistes ont de la peine à en estimer la valeur et les risques. Les investisseurs pensaient que les CDO comportaient un risque similaire à celui des titres échangés sur les marchés de dettes classiques (dont le rendement est nettement inférieur). Ils se sont lourdement trompés.

Le marché des CDO a donc fleuri…

Au-delà de toute espérance. L’appât du gain a créé une demande importante de la part des investisseurs, ce qui a, à son tour, encouragé la titrisation d’hypothèques de type NINJA. L’incitation à s’endetter, au cours de cette période, a probablement frôlé les limites de l’honnêteté. Les particuliers n’étaient certainement pas toujours mis au courant des risques qu’il y avait à contracter de telles hypothèques, notamment celui de voir un jour remonter les taux hypothécaires, entraînant une hausse brutale de leurs traites. Les banques, quant à elles, pensant avoir dilué les risques, ont relâché leur surveillance. A l’époque, tout le monde pensait que la valeur des actifs sous-jacents, autrement dit des biens immobiliers aux Etats-Unis, allait augmenter indéfiniment. Il faut dire que l’on était en pleine euphorie. Le hic, c’est que les titres comme les CDO se sont multipliés très rapidement et sont devenus de simples objets d’échange rapportant gros. Seulement, la solidité de ces produits dépendait de la capacité des emprunteurs à rembourser leurs dettes et, in fine, de la valeur de la maison hypothéquée. Quand les défauts de paiement ont commencé à apparaître en masse et que les maisons ont été saisies, ces titres sont devenus toxiques. Il était trop tard. Il y en avait partout.

La dilution du risque dans l’économie globale n’a donc pas fonctionné?

Curieusement, ce sont surtout les institutions financières, spéculant sur le fait que certains de ces produits financiers allaient générer des plus-values, qui les ont achetés. Du coup, au lieu de se diluer dans l’économie, les risques de crédit sont restés concentrés dans les milieux  financiers. C’est pourquoi la crise des subprime a entraîné une profonde crise du système bancaire. Après quelques faillites retentissantes à Wall Street, la suspicion s’est installée. Les institutions n’ont plus voulu se prêter de l’argent et le marché a soudainement perdu toute liquidité. Tout le monde était méfiant, en attente. La liquidité d’un marché, c’est-à-dire la capacité à pouvoir réaliser rapidement et sans perte majeure une transaction financière, est un des paramètres les plus difficiles à prévoir et à gérer. Il dépend notamment des réactions émotives des uns et des autres.

Peut-on raisonnablement penser que la valeur d’un actif financier, quel qu’il soit, peut augmenter indéfiniment?

Non, bien sûr. Mais l’être humain, et donc le financier, a souvent la mémoire courte. La psychologie nous enseigne que l’on garde un souvenir plus marquant des événements récents. Si, dans le passé, les marchés financiers ont baissé durant quelques années avant de subir une hausse importante durant trois ans, ce n’est que ce dernier épisode qui reste en mémoire et qui servira de base au raisonnement, à l’anticipation et à l’action future du financier. Certes, l’histoire de l’économie nous démontre que les marchés subissent des corrections plus ou moins brutales lorsqu’ils s’emballent. Mais les leçons du passé peinent à passer les générations. „

Va-t-on abandonner les produits structurés comme les CDO?

Non. Il faut admettre que la titrisation des dettes hypothécaires sous sa forme actuelle a été un échec. Cependant, le fait qu’une banque se déleste d’une partie des risques de crédit qu’elle encourt et qu’elle essaye de les répartir dans l’économie au sens large demeure positif. Cela permet aux agents financiers de courir moins de risques, de mieux se couvrir, d’offrir plus de crédits et ainsi d’accroître l’efficacité d’un marché financier.

Que faut-il faire pour que des crises comme celle d’aujourd’hui ne se répètent plus?

La demande sera grande de la part des régulateurs et des organes de supervision d’instaurer des mécanismes qui assurent une transparence des marchés et une meilleure diffusion de l’information. Les marchés de certains de ces produits structurés étaient en effet très opaques et destinés aux seuls spécialistes. Cela dit, on peut réglementer d’autres paramètres, comme le ratio d’endettement, c’est-à-dire la dette divisée par les fonds propres. Dans l’euphorie générale créée par la bulle des subprime et pour profiter des opportunités qui se sont présentées au cours de ces vingt dernières années, les banques ont fait exploser ce chiffre en s’endettant à des niveaux colossaux. Cela peut fonctionner dans une économie prospère. Mais pas lorsque celle-ci tourne au ralenti.

Par ailleurs, la vision du gain à court terme a favorisé la maximisation d’un indicateur de profit qu’on appelle le rendement sur les fonds propres. Il s’agit cette fois-ci du ratio entre le bénéfice net de l’entreprise et le niveau de ses fonds propres. Les analystes, quand ils veulent recommander l’achat d’un titre, se basent sur une valeur élevée de cet indicateur. Mises sous pression, les banques   auront là encore tendance à s’endetter pour améliorer leurs performances. En effet, augmenter la dette entraîne une diminution des fonds propres et, par conséquent, une augmentation de ce ratio.

Et la rémunération des dirigeants?

Rémunérés en fonction de l’évolution du cours de l’action, les managers ont en effet intérêt à ce que celui-ci progresse sur le court terme. Vouloir un maximum de profit dans un minimum de temps est malheureusement humain. Comme les règles du jeu le permettent, une énorme pression s’exerce sur les entreprises. Ces dernières publient leurs résultats tous les trimestres et il n’est pas rare qu’elles «arrangent» leurs bénéfices pour qu’ils paraissent plus reluisants et poussent le cours de leurs actions à la hausse. Une façon de remédier à cela est de lier les primes des chefs d’entreprise non pas au travail accompli sur un trimestre, mais sur plusieurs années. En gros, il faut retourner vers des principes de valorisation sur le long terme.

Un autre point important est de modifier la manière dont on juge la performance d’une entreprise. On ne devrait pas l’évaluer sur ses seuls profits. La valeur de la firme doit aussi tenir compte des risques qu’elle a encourus et qui accompagnent ses performances. Ainsi les profits gigantesques de certaines sociétés spécialisées dans la finance pourraient été sérieusement pondérés par les risques énormes qu’elles ont accepté de prendre. Mais ce genre de démarche exige de la transparence. Et il est difficile de quantifier tous les risques, surtout lorsqu’ils sont cachés dans des produits aussi sophistiqués que les CDO.

Qu’est-ce qui changera dans le monde de la finance?

Il y a toujours eu des tenants des deux bords: ceux qui croient que les marchés sont efficients et parviennent à s’autoréguler et ceux qui estiment au contraire qu’il faut les réglementer. Il est évident qu’en ce moment, les seconds auront davantage l’oreille des décideurs politiques que les premiers. Cela dit, le système financier, qui était en surcapacité, va probablement se contracter durant une période et l’on assistera à une remise en cause de certaines activités risquées comme celles pratiquées par les banques d’affaires. Ces dernières risquent de migrer dans des structures de type «boutique» qui ne sont pas ou peu réglementées. Au bout d’un certain temps, il se peut que les banques rachètent ces structures génératrices de profit. Le paysage bancaire d’avant 2008 pourrait alors se reproduire tout en ayant évolué et, je l’espère, retenu les leçons de cette crise.

«Au lieu de se diluer, les risques se sont concentrés»

En vendant au plus grand nombre des dettes hypothécaires de mauvaise qualité, les institutions financières espéraient répartir le risque dans l’économie globale. En réalité, ces titres sont restés concentrés dans le secteur financier. Explications de Rajna Gibson Brandon, professeure de finance aux hautes études commerciales

Avez-vous vu venir la crise actuelle?

Rajna Gibson Brandon: Il faut être humble: la réponse est non. Et c’est le cas de la plupart des experts financiers. De la même manière, je ne peux pas prévoir l’issue de cette crise. La finance est certes une science qui utilise beaucoup de modèles mathématiques, mais elle n’est pas une science exacte.

Quelles sont les causes de la crise?

La première est le fait que les taux d’intérêt – c’est-à-dire le loyer de l’argent – sont restés longtemps très bas aux Etats-Unis. L’objectif, louable à première vue, de l’administration américaine dans les années 1990 était de permettre au plus grand nombre d’accéder au crédit hypothécaire et donc de devenir propriétaire de son logement. De nombreuses personnes ayant peu de moyens se sont ainsi endettées. Certaines d’entre elles avaient une situation si précaire que, dans les milieux financiers, elles étaient qualifiées de NINJA (no income, no job, no assets: pas de revenus, pas de travail, pas d’actifs). Ce qui ne les empêchait pas de recevoir une hypothèque appelée subprime. De leur côté, les banques disposaient d’outils qu’elles pensaient capables de limiter les risques liés à ce genre d’hypothèques de «mauvaise qualité». Au lieu de garder ces dettes contractuelles sur leur bilan, elles les ont «titrisées» et les ont vendues aux plus offrants. Se débarrasser des crédits hypothécaires est aussi une manière de réduire le coût de la réglementation bancaire qui impose aux banques de provisionner davantage de fonds propres lorsqu’elles inscrivent plus de risques de crédit au bilan.

Que signifie «titriser»?

Dans le cas des subprime, l’idée consiste à mélanger des dettes de mauvaise qualité avec d’autres hypothèques, moins risquées, afin de compenser les éventuels défauts de paiement. Ces assortiments sont alors «structurés» dans un portefeuille sur la base duquel sont émis des titres. Ces derniers sont alors vendus sur les marchés financiers sous le nom de CMO (Collateralised mortgage obligations). On peut pousser ce mécanisme à l’extrême en émettant des produits plus complexes encore, appelés CDO (Collateralized debt obligations), qui sont adossés à des portefeuilles contenant des titres très divers tant du point de vue du rendement que des risques (prêts, obligations…). Certains fabriquent même des CDO carrés, c’est-à-dire des CDO de CDO. Avant de les émettre sur le marché, ces produits sont coupés en tranches dont chacune est associée à un profil de risque différent. En bref, ces CDO sont devenus tellement compliqués que même les spécialistes ont de la peine à en estimer la valeur et les risques. Les investisseurs pensaient que les CDO comportaient un risque similaire à celui des titres échangés sur les marchés de dettes classiques (dont le rendement est nettement inférieur). Ils se sont lourdement trompés.

Le marché des CDO a donc fleuri…

Au-delà de toute espérance. L’appât du gain a créé une demande importante de la part des investisseurs, ce qui a, à son tour, encouragé la titrisation d’hypothèques de type NINJA. L’incitation à s’endetter, au cours de cette période, a probablement frôlé les limites de l’honnêteté. Les particuliers n’étaient certainement pas toujours mis au courant des risques qu’il y avait à contracter de telles hypothèques, notamment celui de voir un jour remonter les taux hypothécaires, entraînant une hausse brutale de leurs traites. Les banques, quant à elles, pensant avoir dilué les risques, ont relâché leur surveillance. A l’époque, tout le monde pensait que la valeur des actifs sous-jacents, autrement dit des biens immobiliers aux Etats-Unis, allait augmenter indéfiniment. Il faut dire que l’on était en pleine euphorie. Le hic, c’est que les titres comme les CDO se sont multipliés très rapidement et sont devenus de simples objets d’échange rapportant gros. Seulement, la solidité de ces produits dépendait de la capacité des emprunteurs à rembourser leurs dettes et, in fine, de la valeur de la maison hypothéquée. Quand les défauts de paiement ont commencé à apparaître en masse et que les maisons ont été saisies, ces titres sont devenus toxiques. Il était trop tard. Il y en avait partout.

La dilution du risque dans l’économie globale n’a donc pas fonctionné?

Curieusement, ce sont surtout les institutions financières, spéculant sur le fait que certains de ces produits financiers allaient générer des plus-values, qui les ont achetés. Du coup, au lieu de se diluer dans l’économie, les risques de crédit sont restés concentrés dans les milieux  financiers. C’est pourquoi la crise des subprime a entraîné une profonde crise du système bancaire. Après quelques faillites retentissantes à Wall Street, la suspicion s’est installée. Les institutions n’ont plus voulu se prêter de l’argent et le marché a soudainement perdu toute liquidité. Tout le monde était méfiant, en attente. La liquidité d’un marché, c’est-à-dire la capacité à pouvoir réaliser rapidement et sans perte majeure une transaction financière, est un des paramètres les plus difficiles à prévoir et à gérer. Il dépend notamment des réactions émotives des uns et des autres.

Peut-on raisonnablement penser que la valeur d’un actif financier, quel qu’il soit, peut augmenter indéfiniment?

Non, bien sûr. Mais l’être humain, et donc le financier, a souvent la mémoire courte. La psychologie nous enseigne que l’on garde un souvenir plus marquant des événements récents. Si, dans le passé, les marchés financiers ont baissé durant quelques années avant de subir une hausse importante durant trois ans, ce n’est que ce dernier épisode qui reste en mémoire et qui servira de base au raisonnement, à l’anticipation et à l’action future du financier. Certes, l’histoire de l’économie nous démontre que les marchés subissent des corrections plus ou moins brutales lorsqu’ils s’emballent. Mais les leçons du passé peinent à passer les générations. „

Va-t-on abandonner les produits structurés comme les CDO?

Non. Il faut admettre que la titrisation des dettes hypothécaires sous sa forme actuelle a été un échec. Cependant, le fait qu’une banque se déleste d’une partie des risques de crédit qu’elle encourt et qu’elle essaye de les répartir dans l’économie au sens large demeure positif. Cela permet aux agents financiers de courir moins de risques, de mieux se couvrir, d’offrir plus de crédits et ainsi d’accroître l’efficacité d’un marché financier.

Que faut-il faire pour que des crises comme celle d’aujourd’hui ne se répètent plus?

La demande sera grande de la part des régulateurs et des organes de supervision d’instaurer des mécanismes qui assurent une transparence des marchés et une meilleure diffusion de l’information. Les marchés de certains de ces produits structurés étaient en effet très opaques et destinés aux seuls spécialistes. Cela dit, on peut réglementer d’autres paramètres, comme le ratio d’endettement, c’est-à-dire la dette divisée par les fonds propres. Dans l’euphorie générale créée par la bulle des subprime et pour profiter des opportunités qui se sont présentées au cours de ces vingt dernières années, les banques ont fait exploser ce chiffre en s’endettant à des niveaux colossaux. Cela peut fonctionner dans une économie prospère. Mais pas lorsque celle-ci tourne au ralenti.

Par ailleurs, la vision du gain à court terme a favorisé la maximisation d’un indicateur de profit qu’on appelle le rendement sur les fonds propres. Il s’agit cette fois-ci du ratio entre le bénéfice net de l’entreprise et le niveau de ses fonds propres. Les analystes, quand ils veulent recommander l’achat d’un titre, se basent sur une valeur élevée de cet indicateur. Mises sous pression, les banques   auront là encore tendance à s’endetter pour améliorer leurs performances. En effet, augmenter la dette entraîne une diminution des fonds propres et, par conséquent, une augmentation de ce ratio.

Et la rémunération des dirigeants?

Rémunérés en fonction de l’évolution du cours de l’action, les managers ont en effet intérêt à ce que celui-ci progresse sur le court terme. Vouloir un maximum de profit dans un minimum de temps est malheureusement humain. Comme les règles du jeu le permettent, une énorme pression s’exerce sur les entreprises. Ces dernières publient leurs résultats tous les trimestres et il n’est pas rare qu’elles «arrangent» leurs bénéfices pour qu’ils paraissent plus reluisants et poussent le cours de leurs actions à la hausse. Une façon de remédier à cela est de lier les primes des chefs d’entreprise non pas au travail accompli sur un trimestre, mais sur plusieurs années. En gros, il faut retourner vers des principes de valorisation sur le long terme.

Un autre point important est de modifier la manière dont on juge la performance d’une entreprise. On ne devrait pas l’évaluer sur ses seuls profits. La valeur de la firme doit aussi tenir compte des risques qu’elle a encourus et qui accompagnent ses performances. Ainsi les profits gigantesques de certaines sociétés spécialisées dans la finance pourraient été sérieusement pondérés par les risques énormes qu’elles ont accepté de prendre. Mais ce genre de démarche exige de la transparence. Et il est difficile de quantifier tous les risques, surtout lorsqu’ils sont cachés dans des produits aussi sophistiqués que les CDO.

Qu’est-ce qui changera dans le monde de la finance?

Il y a toujours eu des tenants des deux bords: ceux qui croient que les marchés sont efficients et parviennent à s’autoréguler et ceux qui estiment au contraire qu’il faut les réglementer. Il est évident qu’en ce moment, les seconds auront davantage l’oreille des décideurs politiques que les premiers. Cela dit, le système financier, qui était en surcapacité, va probablement se contracter durant une période et l’on assistera à une remise en cause de certaines activités risquées comme celles pratiquées par les banques d’affaires. Ces dernières risquent de migrer dans des structures de type «boutique» qui ne sont pas ou peu réglementées. Au bout d’un certain temps, il se peut que les banques rachètent ces structures génératrices de profit. Le paysage bancaire d’avant 2008 pourrait alors se reproduire tout en ayant évolué et, je l’espère, retenu les leçons de cette crise.

Une recherche alimentée par la crise

Vous avez rejoint l’Université de Genève en juillet 2008. Quels sont vos domaines de recherche privilégiés?

Je travaille depuis le début de ma carrière sur les produits dérivés, notamment sur les contrats d’options. Ces derniers, qui sont apparus dans les années 1970, octroient le droit d’acheter des actions précises à un certain moment dans le futur et à un prix déterminé. Je me suis particulièrement intéressée à la théorie des options. Ensuite, je me suis intéressée à la gestion des risques. J’ai travaillé entre autres sur le «risque de modèle» ou, en d’autres termes, le risque lié au fait que l’on utilise un mauvais modèle pour évaluer la valeur d’un produit financier, par exemple. Plus récemment, j’ai étudié la problématique de la rémunération des managers. Dans le cas de dirigeants malhonnêtes, par exemple, vaut-il mieux les rémunérer en leur offrant des actions ou plutôt des options sur ces actions? Quelle est la stratégie qui incitera le manager à mieux se comporter? Je travaille également en collaboration avec une professeure de psychologie et un autre professeur de finance de l’Université de Zurich sur un projet en finance expérimentale qui étudie un principe psychologique appelé les valeurs sacrées et son impact sur les décisions finan-cières. Une valeur sacrée peut être le respect des droits humains, le refus de l’avortement, la sauvegarde de l’environnement, bref une valeur qui ne devrait être trahie pour rien au monde. Notre étude se concentre sur la valeur sacrée de l’honnêteté. Est-il possible de distinguer les individus qui la possèdent et l’impact qu’elle peut avoir sur les décisions financières prises dans les entreprises, la politique de recrutement et la gouvernance d’entreprise en général.

La crise actuelle a-t-elle alimenté vos travaux?

Oui. Avant le déclenchement de la crise des subprime, j’avais mené une étude portant sur le rôle du collatéral dans des situations de stress au sein du secteur bancaire. Le collatéral est une forme de caution que l’on doit déposer avant une vente de titres à découvert ou dans le cas d’une opération sur les marchés de produits dérivés. A priori, on peut penser que plus on augmente cette caution, plus le système financier devrait être efficace et donc éviter des faillites. En réalité, en période de crise, cette affirmation ne tient pas nécessairement. Dans une telle situation, les gens doivent en effet vendre de manière précipitée des actifs pour déposer davantage d’argent sous forme de collatéral, ce qui peut entraîner un effet de spirale. Notre étude montre qu’en voulant trop augmenter les exigences en collatéral en situation de crise, le système financier s’expose à des effets adverses. La crise actuelle corrobore certaines de nos conclusions. Une grande partie de la faillite de l’assureur américain AIG s’explique en effet par le fait qu’il avait des besoins en collatéral énormes. Besoins qu’il n’arrivait plus à satisfaire.