Campus n°93

Perspectives

La Suisse en quête d’elle-même

Professeur honoraire à la Faculté des lettres, l’historien André Reszler s’interroge dans son dernier ouvrage sur les conséquences de l’érosion des mythes fondateurs de la Suisse pour l’avenir du pays. Entretien

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Campus: Dans votre dernier ouvrage*, vous montrez qu’au temps des mythes fondateurs de l’identité nationale s’est substitué le temps de l’anti-mythe. Qu’entendez-vous par là?

André Reszler: En Suisse, les mythes jouent un rôle plus important que dans la plupart des autres pays européens. C’est à travers eux que la Suisse moderne a construit son unité. L’idéologie véhiculée par ces mythes a cependant été attaquée très tôt. Elle a suscité le scepticisme de Mme de Staël bien avant d’être mise à mal par Ramuz et Dürrenmatt. Le phénomène est toutefois longtemps resté marginal. Les choses ont changé depuis quelques années, comme l’illustre l’utilisation du slogan «La Suisse n’existe pas» par l’artiste Ben Vautier lors de l’exposition universelle de Séville en 1992. Cette idée, qui nie l’existence d’une identité propre et qui a été reprise lors de nombreuses manifestations culturelles comme la commémoration du 700e anniversaire de la Confédération ou Expo.02, s’est imposée comme une sorte d’anti-mythe. Elle montre que nous sommes entrés dans une nouvelle phase.

Quelles en sont les caractéristiques?

Les Suisses se voient de moins en moins comme un peuple à part. Ils ont envie d’être comme les autres, ce qui les conduit à nier leurs spécificités. Ce qui est paradoxal, c’est que la façon dont ce discours est proclamé est une autre façon d’affirmer sa spécificité. Personne n’oserait dire que l’Allemagne, la France, ou les Etats-Unis n’existent pas sans passer pour un original. Or, en Suisse, si le slogan de Ben Vautier a déplu à beaucoup de monde, il ne s’est pas heurté à l’incompréhension générale.

Cette évolution est-elle le symptôme d’une crise de confiance ou un exercice salutaire?

Un pays qui ne s’interroge pas sur lui-même est inerte, ossifié. Toute interrogation qui aboutit à de nouvelles réponses peut s’avérer positive. La situation est par contre tout autre lorsqu’il est à peu près certain que les questions que l’on se pose resteront sans réponse. Pour un petit pays comme la Suisse, il peut en effet s’avérer très dangereux de se défaire des liens identitaires les plus importants, surtout si rien ne vient remplacer le vide créé.

La Suisse est-elle impossible à réformer?

La Suisse a longtemps vécu avec l’idée que les choses étaient immuables. Il n’y a pas de doute sur le fait que, pendant une longue période, la Suisse vivait vraiment à son propre rythme. Cela pouvait donner le sentiment qu’elle était incapable d’évoluer. Mais si on examine la Suisse actuelle, on constate que, sous certains aspects, ce pays se transforme bien plus rapidement que la plupart de ses voisins.

Comment cette évolution se traduit-elle concrètement?

Le fait que certains cantons encouragent la fusion des communes est un bon exemple. Ce genre d’initiative touche en effet à un ancrage identitaire qui est très fort pour la population. Prendre le risque de saper un des piliers du système fédéral pourrait transformer radicalement la physionomie de la Suisse et pas forcément dans un sens positif.

L’idée d’un gouvernement de consensus est également remise en question. Joue-t-on aussi avec le feu dans ce domaine?

Le consensus, comme le fédéralisme, est sans doute un des éléments essentiels à la survie de la Suisse telle que nous la connaissons. Il faudrait changer de fond en comble la culture politique pour que le pays puisse s’offrir le luxe d’une vraie alternance au pouvoir. Je ne prétends pas que tout ce qui a existé doit être préservé. Certaines institutions doivent survivre sous une forme nouvelle, d’autres peuvent être jetées par-dessus bord, mais il faut conserver une certaine logique, sans quoi la Suisse de demain n’aura plus grand-chose de suisse. Or, il y a des moments dans la vie des individus et des peuples où posséder une identité est une nécessité vitale.

Si la Suisse ne fait plus rêver, l’Europe peut-elle faire figure de nouvel idéal?

Les Suisses se considèrent comme Européens depuis longtemps. Dans aucun autre pays du continent, on ne trouve une littérature de la même importance et de la même cohésion sur la problématique européenne. Tous ces auteurs partagent le sentiment que la Suisse a quelque chose à apporter à l’Europe et qu’elle tirerait également bénéfice de cet échange. Seulement, l’Europe telle qu’elle est en train de se construire n’est pas apte à répondre à ces aspirations.

Pourquoi?

Contrairement à ce que souhaitaient ses pères fondateurs, l’Union européenne est devenue une entité essentiellement technocratique. Elle n’est pas sans utilité pour fixer des quotas de production, mais elle est dépourvue d’une identité propre et refuse d’ailleurs d’entrer en matière dans ce domaine. A l’heure actuelle, ce n’est guère plus qu’un club dont l’avenir est mal assuré. Et il me semble que la Suisse a déjà bien assez à faire avec ses propres doutes pour ne pas emprunter ceux de ses voisins. ❚

Propos recueillis par Vincent Monnet

* «Les Suisses (s’ils existent). L’identité suisse et sa relation à l’Europe», par André Reszler, éd. Georg, 132 p.