Campus n°95

Dossier/Darwin

Lire l’évolution dans les gènes

Charles Darwin a développé sa théorie de l’évolution au moyen de la sélection naturelle sans connaître les lois de l’hérédité et encore moins l’existence des gènes. Les découvertes réalisées en biologie moléculaire ont pour l’essentiel confirmé l’intuition du savant anglais

Vers la fin de sa vie, Charles Darwin a imaginé une théorie qui peut sembler aujourd’hui bien curieuse: Les organismes des êtres vivants seraient, selon lui, remplis de «gemmules». Ces dernières, présentes dans tous les organes, se rassembleraient dans les parties génitales au moment de la reproduction pour transmettre les caractéristiques de l’individu à sa descendance. Il s’agit là, de la part du naturaliste britannique, d’une tentative – manquée – d’expliquer le phénomène de l’hérédité, une des pierres angulaires de sa théorie de l’évolution. Malgré ses efforts d’imagination, la transmission des caractères physiques d’une génération à l’autre est restée pour lui un mystère jusqu’à la fin de sa vie. Cela dit, on ne peut guère le lui reprocher: La génétique n’existait pas encore en ce temps-là et les lois de l’hérédité de Gregor Mendel, bien que découvertes en 1865, n’étaient encore connues de personne.

Ce «raté» scientifique ne donne que plus de prestige à sa grande réussite, l’explication de l’évolution des espèces au moyen de la sélection naturelle. Sans rien connaître des gènes ni de l’ADN, Darwin a en effet réussi le tour de force d’élaborer une théorie qui demeure valable aujourd’hui, moyennant quelques légers remaniements. Mieux: les découvertes réalisées en biologie moléculaire n’ont fait que confirmer l’intuition du savant anglais. A tel point que l’on peut, aujourd’hui, «lire l’évolution dans les gènes», comme l’affirme le biologiste Jean-Michel Gibert.

Une grande famille

Bien que sceptique au début de sa vie, Darwin a fini par être convaincu par le «transformisme». Cette théorie, proposée bien avant lui par le naturaliste français Jean-Baptiste de Lamarck, affirme que les espèces ne sont pas immuables, mais issues d’autres espèces et peuvent elles-mêmes donner naissance à de nouvelles. Si ce raisonnement est correct, en remontant mentalement le temps – ce que le savant anglais n’a pas manqué de faire –, on devrait rencontrer les ancêtres communs à de plus en plus d’animaux, de plantes, etc., jusqu’à finalement tomber sur l’aïeul ultime, père (ou mère) de toutes les formes de vie. Autrement dit, tous les organismes de la Terre sont apparentés.

Cette intuition a été confirmée par la découverte de la molécule d’ADN et du code génétique, que se partagent tous les organismes vivants que l’on connaisse. L’hypothèse d’une origine commune a été renforcée par le fait que certains gènes se retrouvent presque à l’identique dans des espèces très éloignées les unes des autres.

«C’est le cas notamment d’un gène appelé «engrailed» dont une des fonctions est d’indiquer aux cellules où elles se trouvent et ce qu’elles doivent faire, précise Jean-Michel Gibert. Ce gène a été identifié initialement chez la mouche, mais on retrouve des homologues chez de nombreuses espèces de vertébrés. Suivant les espèces, les gènes de la famille engrailed sont utilisés pour construire des structures différentes. Certains animaux en possèdent même deux, voire quatre exemplaires, mais la séquence des protéines codées par ces gènes est presque identique sur certaines portions.»

Les différentes versions d’«engrailed» sont même en partie interchangeables. Les chercheurs ont ainsi remplacé celui d’une souris, par son homologue de la mouche, deux animaux qui sont pourtant séparés par plus de 500 millions d’années d’évolution. Le rongeur transgénique issu de cette manipulation s’est développé bien mieux qu’un animal dont le gène a été rendu carrément inopérant, ce qui montre que la fonction moléculaire du produit du gène est remarquablement conservée.

Variations génétiques

Darwin constate aussi que les individus d’une même population présentent de légères variations morphologiques. Cette observation possède, elle aussi, un fondement moléculaire. Les génomes que l’on rencontre au sein d’une même espèce ne sont en effet jamais identiques. Ils comportent de petites variations dues à des mutations qui surviennent de temps en temps dans l’ADN et qui se transmettent à la descendance.

La plupart du temps, ces mutations n’entraînent pas de conséquences visibles. C’est quand elles touchent, par hasard, une partie importante d’un gène qu’elles peuvent être traduites par des changements perceptibles, certains plus spectaculaires que d’autres.

«La couleur naturelle d’un poivron est rouge, mais il en existe aussi des jaunes dans les étals des supermarchés, note Jean-Michel Gibert. Les poivrons jaunes présentent en fait une mutation touchant un gène particulier dont le produit est requis pour synthétiser des pigments rouges à partir de pigments jaunes.»

Quand les mutations touchent un gène dit régulateur, elles peuvent exercer une influence sur le programme de développement d’un organisme. «En principe, une fleur se compose, en partant de l’extérieur, de sépales, de pétales, d’étamines puis de carpelles, poursuit Jean-Michel Gibert. Lorsque le fonctionnement de certains gènes est altéré, le plan de construction de la fleur peut se modifier et donner une séquence de type: sépales, pétales, pétales et de nouveau sépales. De telles mutations ont été sélectionnées (sans le savoir) par les jardiniers car elles produisent des fleurs possédant plus de pétales, donc plus de couleurs.»

Les variations sur ce thème sont innombrables, comme le montre la diversité de formes et de couleurs qui se rencontrent parfois au sein d’une même espèce (l’être humain ne faisant pas exception). «Concrètement, toutes les différences moléculaires que l’on observe entre les espèces étaient au départ de simples variations naturelles au sein d’une même population, poursuit Jean-Michel Gibert. Au fil du temps, certaines de ces mutations peuvent augmenter en fréquence parmi l’ensemble des individus jusqu’à se «fixer» et devenir ainsi la caractéristique d’une nouvelle espèce.»

Sélection naturelle

Le processus de fixation dépend beaucoup de la démographie, c’est-à-dire de la taille des populations, de leur structure, de leur possible isolation, des mouvements de migration ou encore de la dérive génétique (certaines mutations peuvent se fixer dans une population, mais pas dans une autre, par le simple fait du hasard). Une nouveauté évolutive se répandra et s’imposera en effet plus facilement et rapidement si elle survient dans une population de petite taille et génétiquement isolée.

A cela s’ajoute le mécanisme que Darwin a introduit, et qui fait office de loi en biologie: la sélection naturelle. Le plus apte aura davantage de chances qu’un autre de se reproduire et de transmettre ses gènes à la descendance. Ainsi, la pression du milieu choisit, génération après génération, les plus adaptés, et les caractéristiques qu’ils véhiculent détermineront l’avenir de l’espèce.

«Il existe une protéine qui a été très étudiée, note Jean-Michel Gibert. Il s’agit du récepteur de la mélanocortine 1, qui est impliqué dans la pigmentation. Si ce récepteur reçoit un certain signal, il transmet à la cellule l’ordre de synthétiser de la mélanine noire. S’il n’est pas activé ou non fonctionnel, la cellule fabrique, par défaut, de la mélanine rousse. Les variations de couleurs au sein de plusieurs espèces dépendent de ce gène.»

Des variants de ce récepteur jouent un rôle essentiel dans l’adaptation d’un petit rongeur habitant dans le sud des Etats-Unis. Chez cette sorte de souris, le gène existe sous plusieurs versions avec comme résultat que certains individus naissent roux et d’autres noirs. Des chercheurs ont identifié deux populations de ce rongeur vivant chacune sur un substrat rocheux différent, le premier étant foncé, le second clair. Comme les principaux prédateurs sont des oiseaux de proie, la sélection a vite effectué son travail. Sur la roche noire n’ont survécu que les rongeurs de la même couleur. Idem sur la roche claire.

Un environnement subtil

Le lien n’est cependant pas toujours aussi direct entre le gène et l’apparence de l’individu. L’environnement non seulement sélectionne les gènes, mais parfois influence aussi leur rôle. Le chat siamois en est une célèbre illustration. Ces animaux devraient être tout noir, mais une enzyme impliquée dans la synthèse du pigment noir porte une mutation qui la rend sensible à la température. Résultat: elle fonctionne bien dans les extrémités plus froides, qui sont noires, mais pas dans les parties chaudes du corps, qui se colorent en beige.

«Cette interaction de l’environnement avec le fonctionnement des gènes existe partout, précise Jean-Michel Gibert. Notre taille, poids et forme du corps dépendent de nos gènes, mais également de notre régime alimentaire. Le lièvre variable, dont le pelage change de couleur en hiver, ne change pas de génome à l’intersaison. C’est en fait la lumière qui influence, indirectement, l’expression de certains gènes. Ce sont aussi des stimuli venus de l’environnement qui agissent sur les hormones impliquées dans la reproduction et qui rythment les cycles biologiques annuels par exemple. Certaines plantes produisent plus ou moins de graines selon les conditions climatiques, etc.»

De manière subtile, l’environnement en arrive donc à sélectionner des caractères qui sont plus ou moins sensibles aux variations de ce même environnement. De plus, des changements de l’environnement peuvent rendre beaucoup plus visible l’effet de certaines mutations. Les possibilités d’évolution décuplent, ce que Darwin n’avait pas vraiment prévu.

Les limites de la sélection

Cependant, malgré la riche diversité qu’elle a réussi à engendrer, la sélection naturelle ne peut pas tout. Les gènes ne fonctionnent pas tout seuls, mais en réseau. Un gène peut être impliqué dans plusieurs processus et un processus particulier implique en général plusieurs gènes. Le moindre changement peut donc avoir des conséquences multiples et c’est pourquoi certaines spécificités ne semblent plus pouvoir changer. C’est le cas par exemple du nombre de vertèbres cervicales chez les mammifères. Elles sont au nombre de sept, que ce soit chez la baleine ou la girafe. Ce nombre n’a pas changé depuis des dizaines de millions d’années d’évolution. Et lorsqu’il est différent (cela a été observé sur des fœtus et des enfants humains mort-nés), il est toujours associé à de nombreux et graves effets secondaires. C’est pourquoi une telle variation n’est plus sélectionnée.

De Darwin au génome

1865: Le moine autrichien Gregor Mendel découvre les lois de l’hérédité en étudiant des pois comestibles. Il établit que les «facteurs» déterminant chaque caractère héréditaire se trouvent en deux versions chez tous les individus, mais qu’une seule d’entre elles est transmise à la descendance.
1869: Le biologiste suisse Friedrich Miescher isole une substance riche en phosphore dans le noyau des cellules, qu’il nomme nucléine. Elle sera identifiée plus tard comme étant l’ADN.
1882: Le biologiste allemand Walther Flemming décrit la division cellulaire (mitose) et découvre par la même occasion les chromosomes qui se sont condensés dans le noyau. Aucun lien n’est fait entre ces structures et l’hérédité.
1900: Les botanistes néerlandais Hugo de Vries, allemand Carl Correns et autrichien Erich von Tschermak-Seysenegg redécouvrent de façon indépendante les lois de Mendel.
1909: Le botaniste danois Wilhelm Johannsen invente le terme de gène. Il est également le premier à parler de génotype et de phénotype.
1911: Le généticien américain Thomas Morgan démontre l’existence des mutations grâce à une mouche drosophile aux yeux blancs. Il montre que les chromosomes sont les supports des gènes.
1943: A l’aide de la diffraction au rayon X, le physicien anglais William Astbury découvre que l’ADN possède une structure régulière et périodique.
1944: Les généticiens américains Oswald Avery, Colin MacLeod et Maclyn McCarty démontrent que l’ADN est le matériel dont sont fabriqués les gènes et les chromosomes et que cette molécule est le support de l’hérédité. Jusque-là, la plupart des scientifiques pensaient encore que l’hérédité était portée par les protéines.
1953: Grâce à des images de diffraction aux rayons X prises par la biophysicienne anglaise Rosalind Franklin, les biologistes américain James Watson et britannique Francis Crick découvrent que l’ADN possède une structure en forme de double hélice
1961: Crick et des collègues démontrent que les acides aminés (dont sont composées les protéines) sont codés par des groupes de trois bases d’ADN (un codon).
1961: Le généticien américain Marshall Nirenberg déchiffre le premier codon qui correspond à l’acide aminé phénylalanine.
2003: Le génome humain est entièrement séquencé.