Campus n°95

Dossier/Darwin

«Le créationnisme a clairement débarqué en Europe»

Dernière et redoutable trouvaille des créationnistes, le «dessein intelligent» est présenté comme une alternative à la théorie de l’évolution. Arrivé en 2008 à Genève, le professeur Michel Milinkovitch a récemment donné une conférence sur le sujet

Campus: Qu’est-ce que le «dessein intelligent»?

Michel Milinkovitch: Il s’agit d’un habillage moderne du créationnisme classique. Le discours traditionnel, qui consiste à dire que la Terre et le reste de l’univers ont été créés il y a 6000 ans, que l’être humain et toutes les espèces vivantes sont immuables et que l’évolution n’existe pas, est de moins en moins tenable aux yeux du public. Les créationnistes ne peuvent pas continuer à prétendre que ces grands reptiles ont disparu parce qu’ils étaient trop gros pour entrer dans l’Arche de Noé (je n’invente rien, cette explication a été avancée par certains créationnistes américains). Face à l’érosion de leur mouvement, certains créationnistes ont donc tenté de draper leur croyance dans un manteau scientifique. Ainsi, les partisans du dessein intelligent acceptent l’idée d’une forme d’évolution, mais prétendent que celle-ci est dirigée par un être surnaturel car, selon eux, des causes naturelles ne peuvent expliquer la complexité du vivant. Un créateur serait donc nécessaire pour donner à la nature le coup de pouce indispensable pour fabriquer un œil ou un flagelle. Le dessein intelligent est présenté comme une hypothèse scientifique alternative à la «théorie synthétique de l’évolution» (qui intègre, en gros, les lois de Mendell, la théorie de Darwin et un siècle de biologie moléculaire). C’est là que réside l’imposture: le dessein intelligent ne peut en aucun cas être considéré comme une hypothèse scientifique.

Pourquoi?

La science s’évertue à expliquer les phénomènes que l’on observe à l’aide de mécanismes naturels. En faisant appel à un être surnaturel, le dessein intelligent sort de facto du cadre de la science. En effet, une hypothèse est dite scientifique seulement si elle est prédictive et falsifiable, c’est-à-dire que l’on peut imaginer une expérience dont le résultat pourrait démontrer qu’elle est fausse. Il arrive d’ailleurs souvent que des expériences ou observations scientifiques contredisent les théories du moment, celles-ci devant alors être modifiées, corrigées ou parfois, mais c’est plus rare, complètement abandonnées. Aucune hypothèse basée sur l’existence d’un être surnaturel ne répond à ces exigences. On ne peut pas imaginer une expérience potentiellement capable de démontrer qu’un tel être surnaturel n’existe pas. Tout débat sur la question de savoir si le dessin intelligent est une hypothèse scientifique devrait en principe s’arrêter à ce stade.

Est-ce que la théorie de l’évolution des espèces est falsifiable?

Oui, bien sûr. On peut sans problème imaginer une expérience dont le résultat est capable de mettre en défaut cette théorie. Les biologistes passent d’ailleurs leur temps à essayer de trouver ce qui est incomplet dans la théorie synthétique de l’évolution. Si un paléontologue découvrait, par exemple, un fossile de dinosaure (qui ont tous disparu il y a 65 millions d’années) dans les mêmes strates géologiques qu’un fossile d’australopithèque (qui n’est apparu que 60 millions d’années plus tard), il démontrerait que l’évolution des espèces telle qu’on la conçoit aujourd’hui est complètement fausse. Mais, bien entendu, personne n’en a trouvé. C’est plutôt le contraire qui arrive car la théorie de l’évolution a une valeur prédictive. On sait par exemple depuis longtemps que des couches géologiques d’un certain âge ne renferment que des fossiles de poisson tandis que, dans des strates plus jeunes, on trouve les premiers animaux avec des pattes. Récemment, le biologiste américain Neil Shubin s’est dit qu’une couche située entre les deux âges devait logiquement contenir des fossiles d’une forme de vie intermédiaire qui manquaient encore aux paléontologues. Ils ont cherché un affleurement raisonnablement accessible (dans le Grand Nord canadien) et s’y sont rendus en 2004 pour fouiller. Et ils ont trouvé le Tiktaalik roseae, un organisme intermédiaire entre les poissons et les vertébrés terrestres ayant vécu il y a 375 millions d’années.

Le principal argument du dessein intelligent est celui de l’irréductible complexité. De quoi s’agit-il?

Quelle que soit la manière dont les tenants du dessein intelligent présentent les choses, leur discours se résume en effet toujours à cet ancien argument que le philosophe britannique William Paley a énoncé en 1802: tout comme il existe un horloger pour la montre, il existe un Grand Horloger pour la vie. En d’autres termes, il est impossible d’imaginer qu’un œil, qu’une aile d’oiseau ou même qu’un flagelle de bactérie soient apparus par hasard. Ce sont des structures beaucoup trop com-plexes, aux yeux des créationnistes. En enlevant une seule de leurs composantes, l’ensemble (comme la montre) perd sa fonction, ajoutent-ils. Il n’y a donc pas d’intermédiaires possibles, ce qui implique que l’évolution est fausse, etc. En fait, il s’agit là d’une manipulation du discours scientifique. Aucun biologiste ne prétend que l’évolution ne dépend que du hasard. S’il n’y avait que lui, ce serait comme si je vous demandais de trouver, par déplacement aléatoire, une étoile précise dans l’univers. Etant donné le nombre gigantesque d’astres, il vous faudra un temps infini avant d’éventuellement tomber dessus.

Ce qui revient à dire que c’est impossible.

En effet. Mais si j’introduis dans l’exercice un mécanisme de sélection, le jeu se modifie grandement. Admettons qu’à chaque étoile que vous proposez, je précise si vous vous rapprochez de la cible ou non, vous allez trouver le bon astre beaucoup plus vite. Car à chaque étape, vous ne recommencez pas de zéro, mais vous partez du niveau de connaissance acquis au stade précédent. Des simulations par ordinateur ont permis d’obtenir des résultats étonnants. Rien qu’avec deux mécanismes, le hasard et la sélection, l’informaticien américain Karl Sim a réussi à générer très vite une complexité fascinante. Son logiciel, développé dans les années 1990 déjà, crée des créatures virtuelles aléatoires à partir de plots articulés dont certains peuvent être animés d’un mouvement. Des mutations au hasard engendrent des changements simples. Elles ajoutent un plot ici ou là, modifient leur taille ou leur mouvement. Le programme informatique accorde ensuite une probabilité de survie plus élevée aux créatures qui, par exemple, se déplacent le plus vite, augmentant ainsi leurs chances de donner une descendance qui subira à son tour des mutations aléatoires. Au départ, les performances des organismes virtuels sont mauvaises. Mais, très rapidement (après quelques centaines de générations), des formes extrêmement diverses et très performantes sont générées, dont certaines ressemblent à s’y méprendre à des êtres existants sur Terre ( www.karlsims.com ).

Les formes que l’on rencontre dans la nature apparaissent donc graduellement, par petites touches successives…

Bien entendu. Il s’agit d’un mécanisme majeur de l’évolution, même si des transformations plus drastiques – des sauts évolutifs – se sont aussi produites. Les créationnistes affirment que l’œil de vertébré est d’une complexité irréductible. Mais c’est ignorer que l’on trouve dans le règne animal de nombreuses étapes intermédiaires possibles, depuis la surface plane tapissée de cellules photosensibles (une rétine en quelque sorte), en passant par la -cupule photosensible informant sur la direction de la lumière, jusqu’à l’œil plus complexe des vertébrés ou des céphalopodes comportant aussi une lentille (le cristallin). La complexité irréductible est une chimère issue du refus, sur des bases idéologiques, d’admettre l’émergence progressive, sur des millions d’années, de l’incroyable diversité – et complexité – des formes de vie peuplant notre planète.

Pensez-vous qu’il soit judicieux de débattre publiquement avec les créationnistes?

Je fais la différence entre un créationniste pur et dur et un tenant du dessein intelligent. Le premier se place d’emblée en dehors de la science et parle de foi. A la fin de l’échange, il aura tendance à me bénir en regrettant de me voir emprunter la voie que j’ai choisie (la science). Même si un tel créationniste est dangereux, car il rejette la validité de la science au nom d’une idéologie, il n’est pas fondamentalement malhonnête. En revanche, à partir du moment où quelqu’un prétend que le dessein intelligent est une science, il est important d’être présent et de dénoncer l’imposture. Il est fondamental de réaliser cette séparation entre la foi et la science. Ce sont deux domaines de pensée séparés. C’est pour cette raison que l’on peut évidemment être un scientifique de haut niveau et croyant.

Le dessein intelligent vient des Etats-Unis où le débat entre la science et la religion est un classique. Est-ce que cette théorie s’implante aussi en Europe?

Oui, et elle représente une menace importante. Une enquête a été menée récemment dans des écoles bruxelloises et le résultat est catastrophique. En gros, un tiers des élèves (de 17 et 18 ans) interrogés considèrent que la théorie de l’évolution est en conflit partiel ou total avec leurs croyances. Ce chiffre monte à deux tiers si on ne considère que les élèves musulmans et protestants. Le résultat est le même concernant l’origine de l’homme: un tiers des élèves interrogés considèrent que l’être humain a été créé par Dieu, comme l’expliquent les textes sacrés. Le problème n’est donc pas confiné aux Etats-Unis. Il a clairement débarqué en Europe.

Un laboratoire dédié à l’évolution

Le Laboratoire d’évolution artificielle et naturelle (LANE) s’est installé à l’Université de Genève en 2008. Petit tour de ses principaux axes de recherche

L’arbre généalogique des êtres vivants. Ce volet des activités du LANE consiste à reconstruire l’arbre phylogénétique du vivant et à accrocher les branches aux bons endroits. En d’autres termes, il s’agit de déterminer le degré d’apparenté de toutes les espèces. L’analyse de l’ADN a permis d’avancer à grands pas dans ce domaine. C’est dans ce contexte que l’équipe de Michel Milinkovitch a découvert il y a quelques années, en collaboration avec des équipes japonaises et américaines, que les cétacés font partie des artiodactyles, c’est-à-dire les ruminants, les cochons, les lamas, etc. (lire la légende de la photo de la baleine ci-dessous). D’autres études ont notamment permis de reconstruire l’histoire évolutive de différents caractères morphologiques et physiologiques dans des groupes aussi divers que des insectes et des amphibiens.

Génétique des populations et de la conservation. Les changements environnementaux, y compris ceux liés aux activités humaines, ont un impact majeur sur la biodiversité des écosystèmes. Le Laboratoire d’évolution artificielle et naturelle (LANE) étudie les mécanismes (mutations, sélection, migration…) et les contraintes historiques qui influencent l’évolution de la biodiversité. Par exemple, combien faut-il d’échanges d’individus entre deux populations pour qu’elles deviennent génétiquement homogènes ou, au contraire, se différencient l’une de l’autre pour donner naissance à deux espèces différentes? Des analyses génétiques ont ainsi montré qu’une espèce de dauphins vivant sur les côtes pacifiques et atlantiques de l’Amérique du Sud est en réalité divisée en deux populations totalement isolées génétiquement. Contre toute attente, les dauphins péruviens vivent séparés de tous les autres, malgré une continuité géographique indéniable (la nature de la barrière qui les isole demeure non identifiée). Comme les cétacés péruviens souffrent d’une pêche excessive, ces résultats peuvent contribuer de manière significative à la gestion de ces populations.

Le LANE a réalisé d’autres études qui ont notamment permis de caractériser la diversité et la structure génétique de populations de boas de la Jamaïque et de guider des programmes de gestion et de repeuplement de populations de tortues géantes et d’iguanes terrestres aux îles Galapagos.

Evolution-développement. Grâce aux mécanismes de mutation et de sélection, les chercheurs comprennent comment, par exemple, une population de papillons peut passer d’une majorité d’individus noirs à une majorité d’individus blancs. Il est plus ardu, en revanche, de saisir comment sont apparues des nouveautés évolutives comme les poils, les plumes, l’homéothermie, etc. Il est encore plus difficile de comprendre comment certains caractères peuvent se développer de manière répétée et indépendante dans des lignées évolutives différentes. Cette question peut s’étudier en faisant le lien entre l’évolution des caractères morphologiques et physiologiques des individus, de leur génome et de leur développement embryonnaire (lire la légende de la photo du tenrec ci-dessus).

Référence: www.lanevol.org