Campus n°95

Dossier/Darwin

Le «darwinisme social» est une contradiction

L’application de la théorie de l’évolution aux sociétés humaines a fait place ces dernières décennies à une discipline, la psychologie évolutionniste, qui postule que la psychologie est, comme la physiologie, soumise aux mécanismes de la sélection naturelle

«Le terme de darwinisme social est une étiquette donnée a posteriori à des idées parfois contradictoires et dont certaines sont antérieures à Charles Darwin.» Alexandre Mauron, professeur à l’Institut d’éthique biomédicale, rappelle que la notion de darwinisme social, bien que déjà mentionnée auparavant, n’a été popularisée qu’en 1944 par le livre de l’historien américain Richard Hofstadter, Social Darwinism in American Thought. Elle est présentée aujourd’hui comme une application de la théorie de l’évolution de Charles Darwin aux sociétés humaines. Mais en réalité, elle regroupe des théories assez diverses, n’ayant pas forcément de liens entre elles, élaborées par d’autres auteurs et qui ont souvent précédé la théorie de la sélection naturelle. Ce sont elles, et non pas la théorie de Darwin proprement dite, qui ont servi de justification scientifique aux programmes d’amélioration de la race (eugénisme) repris par les nazis.

Parmi ces idées, on peut noter celle du philosophe français Auguste Comte (1798-1857), pour qui il existe une loi générale régissant le progrès social que la science doit encore découvrir. On peut ajouter celle du révérend anglais Thomas Robert Malthus (1766-1834), qui a mis en garde contre les dangers de la démographie galopante et a milité pour la nécessité d’un contrôle de la croissance de la population.

On peut poursuivre avec le philosophe anglais Herbert Spencer (1820-1903), contemporain de Darwin, pour qui le progrès social est porté par des personnes dont le succès s’explique par le fait qu’ils sont mieux adaptés à leur cadre social que les autres. C’est ce qu’il appelle la sélection des plus aptes. Une vision que l’on pourrait aujourd’hui qualifier d’ultra-libérale et qui, entre autres, range la charité envers les plus pauvres dans la catégorie des comportements inutiles, voire nuisibles.

On peut finalement signaler le propre cousin de Darwin, Francis Galton (1822-1911), qui, avant même la parution de l’Origine des espèces, était préoccupé par l’amélioration de l’espèce humaine. Le chef-d’œuvre de son illustre parent ne fait que le renforcer dans ses convictions et Galton forge dans la foulée le terme d’eugénisme qu’il considère comme la «science de l’amélioration des lignées».

Lien ténu

«Le lien entre Darwin et l’eugénisme ou le nazisme est très ténu, voire inexistant dans les faits, poursuit Alexandre Mauron. Si le naturaliste anglais a effectivement réfléchi à l’implication de la sélection naturelle dans la détermination de la nature humaine, il est parvenu à des conclusions totalement opposées. Pour lui, la sélection favoriserait plutôt les sentiments moraux et ce qu’il appelle la «sympathie». Une société dans laquelle les individus collaborent posséderait un avantage adaptif évident sur une société ultra-compétitive.»

Charles Darwin était un personnage lucide et sceptique. Il ne voyait dans l’évolution aucune notion de progrès nécessaire. Il reprochait d’ailleurs à ceux de ses disciples les plus enthousiastes, trop empreints d’optimisme victorien, de voir dans ses travaux une théorisation du «progrès de la vie». Pour lui, la sélection naturelle est opportuniste et ne poursuit aucun but à long terme, ce qui est en contradiction avec le darwinisme social.

Sans véritable surprise, les seuls qui accusent la théorie de Charles Darwin d’être directement à l’origine de l’eugénisme et de ses horreurs sont les cercles créationnistes. «Il ne s’agit là que d’une manœuvre de la part de ces extrémistes religieux visant à décrédibiliser le fondateur d’une théorie qu’ils abhorrent car elle entre en contradiction avec leurs croyances», estime Alexandre Mauron.

Il n’en reste pas moins que la sélection naturelle a connu des interprétations erronées donnant lieu à de véritables dérives. Le biologiste et philosophe allemand Ernst Haeckel (1834-1919) a ainsi beaucoup contribué à diffuser la théorie de l’évolution dont il était un fervent défenseur. En se prévalant des idées de Darwin, il a également construit la notion d’«hygiène raciale» que les théoriciens du IIIe Reich se sont ensuite appropriée.

Psychologie évolutionniste

Malgré ces faux pas, les tentatives d’appliquer la théorie de l’évolution aux sciences sociales se sont poursuivies. En 1975, le biologiste américain Edward Osborne Wilson publie un ouvrage, Sociobiology: the New Synthesis, qui relance une discipline scientifique, bel et bien darwinienne, visant à analyser le comportement humain à travers le prisme de la théorie de l’évolution. La sociobiologie crée rapidement une polémique aux Etats-Unis, puis plus tard en Europe. Certains chercheurs craignaient en effet que les tenants de cette discipline n’en viennent à considérer que certaines caractéristiques cognitives, le quotient intellectuel par exemple, soient héréditaires. Et que l’on traduise cela en décisions politiques, comme l’idée de séparer les élèves des classes primaires en fonction de leur QI.

«Aujourd’hui, on ne parle plus guère de sociobiologie, qui est une discipline mort-née, mais de psychologie évolutionniste, note Alexandre Mauron. De toute façon, l’idée d’appliquer la théorie de l’évolution au comportement humain, plutôt que de restreindre son champ d’action à l’anatomie, est une évidence. On ne peut pas accepter que le comportement d’une mouche soit influencé par la sélection naturelle et, en même temps, refuser cette conclusion pour la seule espèce humaine.»

Née à la fin des années 1980, la psychologie évolutionniste partage donc avec l’approche sociobiologique, dont elle est l’héritière, le postulat selon lequel la psychologie est, comme la physiologie, soumise aux mécanismes de l’évolution. Les tenants de cette discipline insistent toutefois sur le fait que de nombreuses conditions qui ont forgé les caractéristiques de l’être humain n’existent plus. C’est ainsi que notre préférence pour le sucré a probablement été sélectionnée pour répondre au souci de se nourrir quand cela représentait un défi quotidien. Aujourd’hui, cette caractéristique pose un problème puisque notre penchant pour les douceurs – et les graisses – a entraîné l’apparition de l’obésité.

«Cet exemple illustre bien l’erreur conceptuelle fondamentale que commettent beaucoup de gens, notamment ceux qui ont autrefois utilisé la théorie de Darwin pour justifier l’eugénisme, estime Alexandre Mauron. Ce n’est pas parce qu’un caractère a été sélectionné par la nature qu’il est forcément «bon» ou «meilleur». Il est simplement mieux adapté que d’autres dans des conditions environnementales précises. Il ne l’est plus quand ces conditions changent.»