Campus n°95

Dossier/Darwin

Rien de tel qu’une extinction de masse pour doper la biodiversité

L’être humain prépare une catastrophe écologique d’une ampleur encore inconnue, mais dont il pourrait bien être aussi victime. En cause: son génome, particulièrement pauvre en diversité, qui le rend vulnérable à des changements brusques de son environnement

L’être humain ne doit pas tenter de sauver la biodiversité pour préserver la vie sur Terre. Il doit le faire pour sauver sa propre peau. Homo sapiens est en effet une des espèces les plus en danger d’extinction face à la catastrophe naturelle qu’il prépare lui-même depuis plus d’un siècle. La biodiversité, elle, ne se portera que mieux après une crise dont elle a l’habitude depuis les temps géologiques.

Juan Montoya, chef du Laboratoire de phylogénie et d’évolution des vertébrés au Département de zoologie et biologie animale, n’y va pas par quatre chemins. Selon lui, l’espèce humaine se classe parmi les plus vulnérables. En cause: son génome, particulièrement pauvre en diversité, malgré le nombre élevé d’êtres humains vivant actuellement (plus de six milliards). «Nous sommes une espèce à «faible effectif efficace», précise le biologiste. Nous sommes tous issus d’une population estimée au plus à 10 000 individus qui vivait il y a 100 000 ans environ et dont nous partageons toujours les gènes à peu de chose près. Nous sommes donc particulièrement mal armés pour survivre en cas d’extinction de masse causée par un changement brusque de notre environnement, comme le bouleversement climatique qui s’amorce.»

Cette constatation découle d’une réflexion sur les mécanismes qui sont à l’origine des fluctuations de la biodiversité de la planète. Les archives géologiques indiquent que cette dernière n’a fait qu’augmenter au cours du temps, depuis l’apparition de la vie il y a 3,8 milliards d’années jusqu’à aujourd’hui. Cette croissance continue est ponctuée d’épisodes d’extinction plus ou moins réguliers et sévères, mais qui ne changent rien à la tendance générale.

Deux théories se sont longtemps opposées concernant la vitesse de cette augmentation et sa tendance future. Certains chercheurs pensent qu’elle est exponentielle et qu’elle possède encore le potentiel pour se développer davantage. D’autres, comme Charles Darwin, estiment que la biodiversité sur Terre possède une limite et que cette dernière est presque atteinte. Autrement dit, toutes les niches écologiques seraient utilisées et il serait impossible d’ajouter de nouvelles espèces sans en éliminer des anciennes.

De plus en plus robuste

En 2002, un chercheur russe, Alexander Markov, propose une nouvelle hypothèse qui change la perspective de la problématique. Selon lui, les lignées d’organismes vivants (regroupant plusieurs espèces apparentées) qui peuplent la Terre deviennent de plus en plus robustes avec le temps. Au début, elles disparaissent assez fréquemment car elles sont relativement vulnérables. Mais, extinction après extinction, les plus robustes d’entre elles sont sélectionnées et, profitant du fait que nombre de niches écologiques se sont libérées après les crises, donnent naissance à de nouvelles lignées, elles aussi plus résistantes aux changements environnementaux.

De plus, après chaque extinction de masse, les archives géologiques révèlent des explosions de la biodiversité, souvent liées à des innovations évolutives. Il peut s’agir de l’apparition des mâchoires chez les vertébrés, par exemple, qui introduit les mordeurs dans la faune de filtreurs, suceurs ou encore pinceurs et marque l’avènement des superprédateurs. Il peut s’agir également de l’apparition des mammifères avec leur technique de régulation de la température ou d’allaitement, qui permet à la mère de transmettre un apprentissage à sa descendance. La liste est très longue.

«Si l’on poursuit ce raisonnement, la crise qui se prépare sera forcément bénéfique, à long terme, pour la biodiversité globale, note Juan Montoya. La Terre a connu cinq extinctions massives (sans compter les autres de moindre ampleur). Nous entamons la sixième. Les activités humaines sont en effet responsables de la destruction de plus en plus de milieux naturels et elles commencent également à bouleverser le climat. Ce dernier phénomène, selon les spécialistes, devrait d’ailleurs devenir la première cause de la chute de la biodiversité dans le monde.»

Vient alors la question lancinante: quelles sont les espèces qui vont disparaître? Et quelles sont les plus robustes qui survivront et généreront la prochaine explosion de la biodiversité? Les plus vulnérables aux changements rapides (destruction de l’habitat et changements climatiques) sont les espèces les plus spécialisées, celles qui dépendent le plus des caractéristiques spécifiques de leur environnement. Mais il existe une autre catégorie d’espèces qui ne survivent généralement pas aux extinctions: celles qui comptent des individus de grande taille.

Dégradation de l’espèce

«En 1971 déjà, les biologistes japonais Tomoko Ohta et Motoo Kimura ont développé la «théorie presque neutre de l’évolution», précise Juan Montoya. Elle stipule, entre autres, que les espèces dont l’effectif est modeste et qui possèdent une faible diversité génétique vont accumuler dans leur génome des mutations légèrement délétères qui, dans des populations nombreuses, sont éliminées par la sélection naturelle. L’accumulation de ces caractéristiques sensiblement négatives diminue les capacités biologiques de ces espèces qui se dégradent peu à peu. Il se trouve que les espèces de grande taille sont souvent celles qui répondent à ce signalement.» Les exemples les plus marquants sont probablement les placodermes, de gigantesques poissons qui ont disparu lors de l’extinction du dévonien, il y a 364 millions d’années et les dinosaures, qui ont tiré leur révérence lors de l’extinction de la fin du Crétacé, il y a 65 millions d’années.

«Tout comme le mammouth ou le tigre à dents de sabre avant lui et les éléphants, les baleines et les autres grands singes aujourd’hui, l’être humain fait partie des espèces de grande taille dont le génome se dégrade, insiste Juan Montoya. Notre population est passée par un goulot d’étranglement trop récent pour que nous ayons pu acquérir une diversité génétique suffisante. Si nous attendons encore 500 000 ans, il est possible que nous corrigions le tir. Mais il semble que la crise que nous préparons est bien plus imminente que cela.»

C’est un fait, les signes avant-coureurs sont préoccupants. Le taux de stérilité augmente dans la population humaine, ce qui est dû en partie à des problèmes génétiques. Homo sapiens se distingue aussi par une très forte compétition à l’intérieur de l’espèce. La diminution des ressources en eau, en nourriture et autres matières premières va entraîner une augmentation des tensions et des guerres entre nations. Et nous sommes toujours à la merci d’un nombre croissant de pandémies virales comme la grippe aviaire, le H1N1, la fièvre d’Ebola, le sida, le SRAS... Si nous persistons à bouleverser notre environnement, il y a donc peu de chances pour que nous échappions aux lois de la nature.