Campus n°95

Dossier/Darwin

Et Dieu créa Darwin

En privant l’homme de sa position centrale dans la création, Darwin a provoqué un séisme dont l’onde de choc a été ressentie loin au-delà du cercle des biologistes. Une révolution philosophique dont nous n’avons pas encore pris la pleine mesure aujourd’hui

Oxford, juin 1860. Sept mois après la publication de L’Origine des espèces, l’évêque Samuel Wilberforce apostrophe Thomas Huxley, darwiniste convaincu, lors d’un débat public. Le premier demande au second si c’est du côté de son grand-père ou de sa grand-mère qu’il descend du singe. La réponse fuse: «Je préfère avoir pour grand-père un singe plutôt qu’une personne qui profite de sa position prestigieuse pour ridiculiser une sérieuse discussion scientifique.»

Passé à la postérité, ce dialogue emblématique constitue une très bonne illustration des discussions engendrées par les travaux de Darwin depuis la publication de son œuvre maîtresse en 1859: un dialogue souvent tendu, mais pas toujours fécond entre deux parties qui défendent une conception du monde impossible à réconcilier. Explications avec Pascal Engel, directeur du Département de philosophie et traducteur de l’ouvrage de Daniel Dennett, Darwin est-il dangereux?

«La théorie de Darwin a d’emblée suscité de très vives réactions bien au-delà du cercle des biologistes, explique le philosophe. Admettre que Darwin a raison, c’est non seulement admettre que l’homme n’est pas le centre de la création, mais aussi que la création n’est pas ordonnée selon un plan rationnel et que le monde pourrait n’être que le produit de phénomènes causaux et de hasards répétés. Et cela a naturellement un impact théologique et philosophique énorme.»

Darwin n’est pourtant ni le premier ni le seul à s’être aventuré sur ce terrain. Cinquante ans avant lui, le naturaliste français Jean-Baptiste de Lamarck propose ce qui est considéré comme la première théorie matérialiste et mécaniste de l’évolution des êtres vivants.

Figurant parmi les plus grands philosophes et écrivains de langue anglaise, David Hume (1711-1776), expose pour sa part dans ses Dialogues sur la religion naturelle l’idée qu’on pourrait très bien voir le monde comme produit d’un chaos, plutôt que d’une harmonie divine. Dans une tout autre perspective, Marx et Engels fondent leur raisonnement sur une conception matérialiste de l’histoire dans laquelle Dieu n’a aucun rôle à jouer. «L’idée qu’une bonne partie du monde vivant pouvait être né du hasard et non de la volonté divine est dans l’air du temps dès la seconde moitié du XIXe siècle, commente Pascal Engel. Ce qui fait du darwinisme une pensée révolutionnaire, c’est qu’elle concentre ces problématiques de façon particulièrement nette en s’appuyant sur un raisonnement de nature scientifique.»

La théorie de la sélection naturelle est globalement acceptée à partir des années 1930-1940 par l’ensemble de la communauté scientifique. De nombreux penseurs comme Bergson, Popper ou Peirce y trouvent d’ailleurs une source d’inspiration majeure.

Elle mettra plus de temps à s’imposer dans l’opinion publique de la chrétienté. L’Eglise catholique va en effet longtemps camper sur les positions énoncées dès 1802 par William Paley. La thèse du théologien, qui est à l’origine du créationnisme et de la théorie du «dessein intelligent» (lire en pages 20-22), repose sur l’idée que, de la même façon qu’on ne peut imaginer une montre sans l’intervention d’un horloger, on ne peut concevoir la création sans l’intervention d’une puissance divine.

Il faut attendre 1950 pour que le pape Pie XII admette que «l’évolution est une hypothèse sérieuse, digne d’une investigation et d’une réflexion approfondie». En 1996, Jean Paul II franchit un pas supplémentaire en affirmant que la théorie de l’évolution est «plus qu’une hypothèse». Signe des temps – et du crédit récent accordé aux défenseurs du «dessein intelligent» –, Benoît XVI revient un pas en arrière en 2005 en déclarant que «la science seule n’est pas en mesure d’expliquer les origines de la vie».

C’est cependant aux Etats-Unis que la résistance est la plus âpre. En juillet 1925, lors d’un épisode entré dans l’histoire sous le nom de «procès du singe», un professeur d’école du Tennessee est condamné à une amende de 100 dollars pour avoir enseigné la théorie de l’évolution à ses élèves. Ce jugement ne sera désavoué qu’en 1987, lorsque la Cour suprême interdit l’enseignement des thèses créationnistes dans les écoles publiques. Dans un pays où, selon un sondage de l’institut Gallup réalisé en 2008, 44% de la population croit que l’homme a été créé il y a moins de 10 000 ans, cela n’a pas suffi à empêcher des institutions comme le Musée de la Création du Kentucky de continuer à prétendre qu’hommes et dinosaures ont pu se côtoyer.

«Cette différence de perception entre l’Europe et les Etats-Unis s’explique en partie par le rapport plus littéral aux Ecritures qu’entretiennent les Américains, explique Pascal Engel. En Europe, nous avons tendance à considérer la foi religieuse sur un mode individualiste et privé. De l’autre côté de l’Atlantique, comme dans le monde musulman d’ailleurs, pour un croyant, les articles de la foi sont littéralement vrais et il ne peut y avoir de demi-mesure. Comme il en va de même pour le rapport à la science, qui jouit d’un crédit nettement plus grand que chez nous, le choc est forcément violent.»

Il est vrai que, de leur côté, les émules de Darwin, n’ont pas toujours fait preuve de la même retenue que l’auteur de L’Origine des espèces. Contemporain et compatriote de Darwin, Herbert Spencer compte parmi les principaux défenseurs de la théorie de l’évolution au XIXe siècle. Mais c’est aussi le père du «darwinisme social», une théorie fondée sur la sélection des plus aptes qui fera le lit des pires idéologies totalitaires du XXe siècle et dont la sociobiologie et la psychologie évolutive sont les avatars les plus récents (lire en pages 18-19).

Plus près de nous, et avec des conséquences tout autre, des auteurs comme Richard Dawkins ou Daniel Dennett défendent l’idée que l’homme se réduirait à ses gènes et qu’il ne serait rien de plus que le résultat de leur assemblage. En d’autres termes, la morale et la conscience seraient, elles aussi, le produit des forces aveugles de la sélection. «Même si l’idée selon laquelle les croyances et les idées religieuses sont le résultat de l’évolution expliquerait pourquoi on a tant de mal à s’en passer, il faut considérer ce type de théories avec une certaine prudence, commente Pascal Engel. L’explication est certes séduisante sur le plan intellectuel, mais ces théories sont étayées par très peu d’éléments factuels. Par ailleurs, on peut tout à fait soutenir, sans trahir Darwin, que nos comportements sont dans une très large mesure pré-cablé et que nous sommes, comme tous les animaux, le produit de l’évolution tout en affirmant que notre comportement, en particulier sur le plan social, dispose d’un certain degré de plasticité.»

Sur le plan philosophique, l’essentiel n’est d’ailleurs pas là. Darwin, qui était parfaitement conscient des difficultés qu’il y avait à rendre compte de la morale par le biais de la théorie de l’évolution, a en effet soulevé un certain nombre d’autres questions dont on n’a peut-être pas encore pris la pleine mesure.

«Ce qu’il y a de radicalement nouveau dans le darwinisme, c’est l’idée que nous sommes le produit d’une histoire évolutionnaire, mais cette histoire aurait pu prendre à tout moment un autre cours, explique Pascal Engel. Le darwinisme nous oblige également à cesser de penser le monde en termes individuels, au profit d’une vision en termes de population dans laquelle les statistiques, les masses et les probabilités deviennent des facteurs de compréhension essentiels. Et dans ces domaines-là, il me semble que les philosophes ne sont pas allés au bout de toutes les implications de la révolution opérée par la pensée de Darwin.»

Pour en savoir plus:
Daniel Dennett: «Darwin est-il dangereux?» (trad. de Pascal Engel), Odile Jacob, 2000.
Richard Dawkings: «Pour en finir avec Dieu», Robert Laffont, 2008.
Thomas Lepeltier: «Darwin l’hérétique. L’éternel retour du créationnisme», Le Seuil, 2007.
Marcel Weber*: «Philosophy of Experimental Biology», Cambridge University Press, 2005.

* Professeur suppléant en histoire et philosophie des sciences à la Faculté des lettres de l’UNIGE.