Campus n°95

Recherche/Histoire

L’invention des glaciers

Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, le regard porté par l’homme sur le pays des glaces éternelles s’est profondément modifié. Territoire autrefois redouté, il devient un objet d’investigation scientifique avant de s’imposer comme un spectacle à la mode

Menacés par le réchauffement climatique, ils font désormais l’objet d’une surveillance de chaque instant, les scientifiques de tous bords se pressant à leur chevet pour tenter de limiter un recul qui semble inéluctable. Curieusement, les glaciers qui, depuis des dizaines de milliers d’années façonnent notre environnement, n’avaient pourtant que rarement retenu l’attention des historiens. Dans le sillage des travaux menés sur l’histoire du paysage par le professeur François Walter, responsable de l’Unité d’histoire nationale, Hélène Zumstein, assistante au sein de la même structure, publie aujourd’hui un ouvrage qui vise à combler ce vide. En s’appuyant sur des sources imprimées très variées (encyclopédies, cosmographies, dictionnaires, guides et récits de voyages, cartes et gravures), Les Figures du glacier montre comment, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la perception du monde des neiges éternelles s’est lentement transformée.

De l’enfer au paradis blanc

«Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur les glaciers, résume la jeune chercheuse. Mais ces travaux visaient surtout à décrire leur mouvement ou à expliquer leur nature physique. L’objectif de cet ouvrage est quelque peu différent, dans la mesure où il vise à comprendre, dans une perspective historique, comment un espace avec lequel l’homme entretient un rapport essentiellement utilitaire devient un objet de représentations culturelles.»

Au Moyen Age, les glaciers, et la montagne en général, constituent un territoire méconnu et redouté. Certains cols sont certes fréquentés depuis longtemps, mais on ne s’y attarde pas. Et, pour les paysans qui vivent aux alentours, ces masses de pierres et de glace n’ont rien du «paradis blanc» vanté aujourd’hui par les dépliants touristiques. C’est un lieu maléfique où dorment démons, sorcières et autres créatures monstrueuses.

Ce regard empli de méfiance commence à évoluer avec l’époque moderne, qui coïncide avec le Petit âge glaciaire (1580-1860). La baisse des températures fait avancer les glaciers dans les vallées alpines, ce qui les rapproche de l’univers des hommes.

Le botaniste zurichois Konrad Gessner figure parmi les premiers à s’enthousiasmer pour la beauté et la majesté de ces espaces. Avec d’autres auteurs (Simler, Münster), ces premiers textes vont contribuer à préciser le vocabulaire s’y rapportant. Un lexique qui reste cependant flou jusqu’au XVIIIe siècle au moins. L’iconographie se développe également, avec des gravures ou des aquarelles qui vont durablement imprégner l’imaginaire populaire. Rousseau et les Lumières provoquent un double changement. Ils suscitent d’une part un intérêt croissant pour les choses de la nature. De l’autre, ils imposent une façon de voir le monde qui ne repose plus sur la croyance et la superstition, mais sur une pensée rationnelle.

«Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, le nombre de pages consacrées aux glaciers explose, commente Hélène Zumstein. Les références se limitent d’abord à de brèves descriptions dans les cosmographies. Mais, à partir de 1750, les premiers ouvrages spécifiquement consacrés aux glaciers sortent de presse. Fortement marqués par la perspective naturaliste, ils vont largement contribuer à faire de la montagne un spectacle à la mode.»

Une étape incontournable

C’est si vrai qu’à la fin du XVIIIe, on ne compte plus les récits de voyage dans lesquels la visite au glacier fait figure d’étape incontournable. Destinée à encadrer un nombre de visiteurs toujours croissant, la création de la Compagnie des guides de Savoie, en 1821, achève d’institutionnaliser le processus. L’excursion en montagne est désormais un loisir, qui, dès le siècle suivant, va attirer les foules en masse.

Qu’on ne s’y trompe pas: il y a glacier et glacier. «Il est très frappant de constater le petit nombre de lieux visités, explique Hélène Zumstein. Certains glaciers, comme celui d’Aletsch par exemple, restent longtemps préservés. A l’inverse, le glacier du Rhône, voisin des cols de la Furka et du Gothard, est un des premiers mentionnés. Il est toutefois progressivement éclipsé par le glacier inférieur de Grindelwald, qui a le double avantage d’être proche de Berne et de Thoune, tout en se trouvant inséré dans un paysage agréable et pastoral. En Savoie, la Mer de glace et le glacier des Bossons sont également extrêmement réputés. Contrairement à celui de Grindelwald qui se prête plus difficilement à l’excursion, ce sont des glaciers qui peuvent être parcourus sans trop de difficultés. En outre, les voies d’accès sont bien entretenues et il existe quelques possibilités d’hébergement. C’est un avantage certain et qui va rester longtemps décisif.»

Vincent Monnet

«Les Figures du glacier. Histoire culturelle des neiges éternelles au XVIIIe siècle», par Hélène Zumstein, Presses d’histoire suisse, Genève 2009, 221 p.