Campus n°96

Recherche/Médecine

Quand l’art de soigner se fait vulgaire

Humour, grivoiseries et sexualité figurent parmi les éléments utilisés par quelques praticiens de la Renaissance pour briser le monopole du latin et imposer l’usage des langues vernaculaires en médecine

Entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, la médecine change de visage. S’imposant comme une discipline à part entière, elle rompt avec la tradition antique et la langue latine pour s’orienter vers une approche fondée sur l’observation directe du corps et les connaissances empiriques. Au centre de cette rapide mutation, un petit nombre d’auteurs d’horizons parfois très divers qui choisissent de s’exprimer en langue vulgaire afin de toucher un public plus large que le seul cercle des érudits latinistes et de lutter contre le monopole dont jouit alors l’université en matière de savoir médical.

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Ouvrage collectif réunissant les contributions d’une dizaine de jeunes chercheurs sous la direction d’Andrea Carlino, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’histoire de la médecine et de la santé, et de Michel Jeanneret, professeur honoraire au Département de langue et littérature françaises modernes, Vulgariser la médecine permet de redécouvrir les travaux de ces pionniers, tout en détaillant les motivations qui les animent et les moyens qu’ils mettent en œuvre pour parvenir à leurs fins.

Un héritage contesté

«La publication de cet ouvrage s’inscrit dans un programme de recherche européen lancé en 2003, explique Michel Jeanneret. En étudiant des textes non littéraires au moyen des outils de l’analyse littéraire, son objectif est de montrer comment le champ du savoir s’est restructuré dans plusieurs disciplines (philosophie, histoire, médecine, géographie, histoire naturelle) entre la fin de la Renaissance et le début du siècle des Lumières, c’est-à-dire au moment précis où commencent à se forger des spécialisations disciplinaires.» Au sein de ce vaste mouvement de modernisation du savoir, la médecine a ceci de particulier qu’elle est une discipline également pratiquée par une série d’acteurs (chirurgiens, apothicaires, sages-femmes…) dépourvus de formation académique, mais qui se trouvent en concurrence, sur le marché des soins, avec les médecins de formation universitaire. Or, à la Renaissance, grâce aux progrès permis par le développement de l’anatomie, ce savoir profane entre de plus en plus fréquemment en contradiction avec la tradition héritée d’auteurs antiques comme Hippocrate, Galien ou Aristote. Défendue jalousement par l’université, cette conception de la médecine, qui se transmet en langue savante et qui est essentiellement théorique, est critiquée non seulement parce qu’elle ne paraît plus conforme aux faits, mais aussi pour la lourdeur de son appareil rhétorique.

Briser le monopole

Dans un tel contexte, rédiger des traités scientifiques en langue vulgaire relève en priorité d’une volonté de briser le monopole imposé par les médecins de formation universitaire et de contester la hiérarchie établie pendant le Moyen Age et la Renaissance. Il s’agit en effet de légitimer des pratiques qui avaient été jusque-là méprisées tant par les élites que par l’université.

Mais cette conquête n’est pas la seule motivation des auteurs présentés dans l’ouvrage. Car le recours au français, pour s’en tenir à cet exemple, permet également de toucher une audience élargie et de faire partager le savoir médical à de larges franges de la population qui n’y avaient pas accès jusque-là. Emerge alors un nouveau public, au sein duquel on trouve des membres de la noblesse, mais aussi des marchands et des «honnêtes gens», comme on dit à l’époque. «La Renaissance est une période durant laquelle la culture et le savoir deviennent des instruments d’ascension sociale, observe Andréa Carlino. A la cour comme au marché, il devient rentable de montrer une certaine éducation et un peu de culture générale. Cette évolution va nourrir à la fois l’industrie du livre et le processus de vulgarisation des sciences.»

Un choix politique

A ce mouvement de démocratisation du savoir qui, plus prosaïquement, est aussi un moyen de vendre davantage de livres et donc de mieux gagner sa vie, il faut ajouter des considérations d’ordre plus politique. «En médecine, comme dans d’autres domaines, il y a une composante nationaliste, souvent appuyée par le pouvoir royal, derrière le choix de la langue vulgaire, commente Andréa Carlino. Opter pour le français, c’est défendre une spécificité nationale aux dépens de la communication internationale, qui se fait alors en langue savante, c’est-à-dire en latin. Il s’agit en effet de démontrer que la première est tout aussi apte à présenter des concepts complexes ou des sujets techniques que la seconde, ce qui est loin d’aller de soi à l’époque. Dans le champ qui s’ouvre alors, tout est à faire, tant au niveau du lexique, de la grammaire que du style.»

Malgré l’ampleur de la tâche, les choses vont aller très vite. En moins d’un siècle, les auteurs qui choisissent d’écrire en français vont accoucher d’un savoir neuf dans une langue neuve. «Le français moderne s’impose à une vitesse étonnante, confirme Michel Jeanneret. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer les «Essais» de Montaigne, qui paraissent pour la première fois en 1580, avec Le «Discours de la méthode» de Descartes, publié en 1637. Ces deux textes ne sont séparés que par une cinquantaine d’années, pourtant ils sont écrits dans deux langues totalement différentes. Montaigne utilise un langage qui est encore instable et malléable. Descartes, en revanche, s’appuie sur une langue parfaitement organisée qui correspond, à quelques nuances près, à celle que nous utilisons encore aujourd’hui et qui, au cours du XVIIIe siècle, va supplanter définitivement le latin dans les échanges savants.»

De l’art de séduire

Formés à la rhétorique, maîtrisant aussi bien l’art d’écrire que celui de guérir, les auteurs analysés par Michel Jeanneret, Andrea Carlino et leur équipe sont parfaitement conscients de la nécessité de séduire le nouveau public qu’ils visent. Pour ce faire, la majorité d’entre eux insiste sur la primauté du fond sur la forme, en opposant au verbiage latin un discours centré sur les faits. Contredisant parfois ce credo initial en faveur d’une scientificité plus rigoureuse, ils n’hésitent cependant pas à exploiter les ressorts du divertissement et du plaisir. Anecdotes burlesques, digressions justifiées uniquement par le goût de la narration, fables grivoises trouvent donc tout naturellement leur place dans ces traités d’un genre nouveau. De même que les questions liées à la sexualité, qui semblent très efficaces pour stimuler les appétits voyeuristes du lecteur. A ces éléments s’ajoute une préoccupation inédite pour le patient ou pour des acteurs médicaux jusqu’alors dédaignés par la science.

C’est par exemple le cas de Laurent Joubert. Titulaire de la chaire de médecine de l’Université de Montpellier, médecin d’Henri III et du roi de Navarre, il publie ses Erreurs populaires en 1578. Rédigé en langue vulgaire, dans un style qui mêle vocabulaire scientifique, tournures littéraires et truculence rabelaisienne, le livre a pour objet les représentations du peuple en matière de reproduction. Le succès est immédiat: les 6400 exemplaires du premier tirage sont rapidement épuisés, et six mois à peine après sa parution, les premières éditions pirates apparaissent à Paris, à Lyon et à Avignon.

Diagnostic à distance

Dans ce souci de rapprocher la médecine du peuple, certains vont encore plus loin. Diplômé de la Faculté de médecine de Montpellier et journaliste novateur, Théophraste Renaudot commence par mettre sur pied une consultation gratuite à Paris, au grand dam de la Faculté, dont les docteurs sont alors les seuls à être autorisés à pratiquer dans la capitale. Protégé par Richelieu et Louis XIII, Renaudot ne se laisse pas intimider. En 1642, il publie La Présence des absens, un petit fascicule qui se présente sous la forme d’un questionnaire de santé imprimé, destiné à être envoyé dans les campagnes pour y être rempli par un malade, puis retourné à Paris, où un médecin pourra établir un diagnostic sur la base des informations ainsi récoltées. Mais, comme le souligne Alexandre Wenger, maître assistant au Département de français moderne et à l’Institut de bioéthique, cet ingénieux dispositif de médecine à distance est aussi une arme de combat: «Renaudot, attaqué par la Faculté de médecine sur son droit d’exercer, essaie de retourner la situation à son avantage en édictant lui-même les critères présidant au bon exercice de la médecine et en se présentant comme autorité de légitimation de la sphère de compétence du médecin.»

Vincent Monnet

Vulgariser la médecine. Du style médical en France et en Italie. Etudes réunies par Andrea Carlino et Michel Jeanneret, Ed. Droz, 352 p.