Campus n°96

Recherche/Développement

Faim de droit

La justice constitue-t-elle la meilleure arme contre la sous-alimentation? C’est l’idée que défend Christophe Golay, chercheur à l’Académie du droit international humanitaire et des droits humains, dans une thèse qui fait le point sur les nombreuses avancées qu’a connues le droit à l’alimentation au cours des dernières décennies

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La faim n’a jamais autant sévi sur Terre. En 2009, le nombre de personnes sous-alimentées dans le monde a en effet franchi la barre symbolique du milliard. Autrement dit: un individu sur six ne mange pas à sa faim, tandis que la malnutrition, qui reste la première cause de mortalité infantile sur la planète, continue à tuer un enfant toutes les cinq secondes. Le constat est d’autant plus amer que, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les ressources seraient suffisantes pour éradiquer la faim au niveau mondial et que cette opération serait moins coûteuse, tant en termes humains que sur le plan économique, que de laisser la situation actuelle perdurer. Reste à savoir comment procéder.

Chercheur à l’Institut de hautes études internationales et du développement et conseiller juridique de Jean Ziegler durant son mandat de rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation entre 2001 et 2008, Christophe Golay fait le point sur le sujet dans une récente thèse de doctorat.

Une lente reconnaissance

Consciente de l’échec des politiques menées pour lutter contre la faim dans le monde depuis plus de cinquante ans, la communauté internationale a récemment changé son fusil d’épaule. Plutôt que de poursuivre sur la voie de la sécurité alimentaire, il s’agit désormais d’imposer le droit à l’alimentation comme un droit à part entière.

«Proclamé pour la première fois au niveau international en 1948, dans le cadre de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le droit à l’alimentation, comme les autres droits sociaux, économiques et culturels, a été considéré jusqu’au début des années 1980 comme non justiciable, explique le jeune chercheur. Cette position reposait sur l’idée que, contrairement aux droits civils et politiques, les droits économiques, sociaux et culturels ne sont pas clairement définis, qu’ils sont difficiles à contrôler et qu’ils ne peuvent être réalisés que progressivement et moyennant des budgets considérables dont seuls les pouvoirs publics peuvent décider. Aujourd’hui encore, de nombreux Etats, considèrent donc ces droits davantage comme un objectif à atteindre que comme un élément relevant de la justice.»

Comme le montre la thèse de Christophe Golay, cette argumentation, qui pouvait sembler sensée il y a une vingtaine d’années, n’a plus guère de justification dans le contexte actuel. Que ce soit sur le plan international, régional ou national, des progrès considérables ont en effet été accomplis depuis deux décennies.

Sous l’impulsion des instances onusiennes et de certains Etats comme l’Inde ou l’Afrique du Sud, le Brésil ou l’Argentine, qui font figure de pionniers dans ce domaine, un important travail de définition a été mené. Il a permis de clarifier le contenu du droit à l’alimentation, d’identifier les personnes pouvant potentiellement en bénéficier et de préciser les obligations des Etats en la matière. A cet égard, l’adoption du protocole facultatif au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pidesc), le 10 décembre 2008, marque un jalon essentiel dans la mesure où il permettra de garantir un accès à la justice aux nombreuses victimes de violation du droit à l’alimentation qui n’auront pas pu avoir accès à la justice au niveau national.

«Ce texte constitue une avancée capitale pour le droit à l’alimentation en permettant sa mise en œuvre concrète à l’échelle de la planète, commente Christophe Golay. Par ailleurs, c’est un acte très fort sur le plan symbolique.»

Des Magistrats proactifs

Malgré ces résultats encourageants, qui ont d’ores et déjà permis à des milliers, voire des millions de victimes de violation du droit à l’alimentation d’obtenir réparation devant la justice par le biais de plainte individuelle ou collective (pêcheurs privés d’accès à la mer en Afrique du Sud, populations autochtones en Argentine, personnes affamées en Inde…), il reste encore beaucoup à faire. Pour que les différents dispositifs mis sur pied au niveau national, régional ou international prennent tout leur sens, il est notamment impératif que les magistrats prennent pleinement conscience du rôle moteur qu’ils ont à jouer dans ce domaine. Une tâche qui n’est pas toujours aisée dans la mesure où ce type de procédure laisse une large place à la subjectivité et qu’elle implique souvent une démarche proactive de la part des magistrats concernés, qu’ils soient juges ou avocats. Or, le droit à l’alimentation reste aujourd’hui encore une thématique très rarement abordée dans les cursus des facultés de droit.

Cet écueil, qui s’ajoute souvent à un manque de volonté politique de la part des gouvernements, ne suffit toutefois pas à diminuer l’enthousiasme de Christophe Golay: «Je reste convaincu que la voie du droit est la bonne, parce qu’elle permet enfin de s’attaquer aux causes profondes de la faim dans le monde en obligeant les Etats à rendre des comptes, explique le chercheur. Contrairement à ce que l’on pense souvent, la malnutrition est rarement causée par des situations de crise comme les conflits ou les catastrophes naturelles. Elle touche essentiellement des populations qui n’ont pas accès aux ressources existantes parce qu’elles sont victimes de toutes sortes de discriminations et qu’elles sont trop pauvres pour s’acheter à manger ou posséder un lopin de terre. Si on veut lutter contre la faim efficacement, c’est à ce type d’exclusion qu’il faut s’en prendre en priorité et cela commence par donner aux victimes la possibilité qu’on leur rende justice.»

Vincent Monnet

Droit à l’alimentation et accès à la justice, par Christophe Golay, thèse n° 808, dir. Prof. Andrew Clapham, UNIGE/IHEID 2009.

La Suisse avance à reculons

Fière de sa longue tradition démocratique et du rôle clé qu’elle a joué dans l’histoire de l’action humanitaire, au travers de la Croix-Rouge notamment, la Suisse ne fait pas vraiment figure d’élève modèle pour ce qui est de la protection du droit à l’alimentation.

«Par tradition, la Suisse, comme de nombreux autres Etats, a une position non interventionniste et un a priori négatif à l’encontre de toute mesure contraignante pour le gouvernement, explique Christophe Golay, chercheur à l’Institut de hautes études internationales et du développement. Le Département fédéral de justice et police estime donc, en s’appuyant sur la Constitution, que la défense des droits économiques et sociaux doit être considérée comme un but social ou un objectif n’impliquant aucune obligation juridique pour les Etats.»

Mais, contrairement à ce qui se passe aux Pays-Bas, où le droit à l’alimentation est perçu comme relevant de la compétence exclusive des autorités législatives et exécutives, la jurisprudence développée par le Tribunal fédéral permet une certaine marge de manœuvre. En 1995, ce dernier a en effet reconnu le droit à l’alimentation au travers de la protection du droit à la dignité humaine dans une procédure qui concernait trois apatrides tchèques privés de ressources et auxquels le canton de Berne refusait toute aide sociale. Cette décision a ensuite été confirmée pour protéger l’accès aux prestations sociales à des requérants d’asile déboutés.

«Dans le cas présent, les magistrats fédéraux ont adopté une attitude clairement proactive puisque leurs décisions ont conduit à reconnaître l’existence d’un droit constitutionnel non écrit à des conditions minimales d’existence, droit qui n’a été intégré à la Constitution qu’à partir de 1999.»

Selon Christophe Golay, c’est aux cantons qu’il revient aujourd’hui d’élargir la brèche. Dans ce contexte, la constituante genevoise, qui siège en ce moment, a la possibilité de donner un signal fort et clair. Reste à savoir si elle en a également la volonté. VM