Campus n°96

Tête chercheuse

Willliam Rappard, l’homme de l’Atlantique

Né à New York, le fondateur de l’Institut universitaire de hautes études internationales a exercé une influence déterminante sur la politique étrangère de la Suisse durant la première moitié du XXe siècle

Rares sont les universitaires genevois ayant joui d’une telle estime, tant à l’intérieur de la Suisse que sur la scène internationale. Professeur d’histoire économique à 30 ans, deux fois recteur et fondateur de l’Institut universitaire de hautes études internationales, William E. Rappard fut également un diplomate de haut niveau, un redoutable négociateur et un ardent défenseur des valeurs démocratiques. Et s’il a beaucoup œuvré pour renforcer les liens entre Romands et Alémaniques, son influence s’est étendue bien au-delà des frontières nationales. Emissaire du Conseil fédéral auprès des Alliés durant les deux guerres mondiales, Rappard a en effet eu une influence considérable sur la politique extérieure de la Confédération, et son action n’est pas étrangère à l’installation à Genève de la Société des Nations.

Le «lion de Genève»

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Bien des clés de ce parcours hors du commun sont à chercher dans les jeunes années de celui que la presse américaine surnommera le «lion de Genève». Issu d’un père genevois et d’une mère bâloise, William Rappard naît à New York en 1883 dans un milieu aisé. Il a 15 ans lorsque son père décide de revenir en Suisse pour permettre à son fils de nouer des liens plus solides avec son pays. L’année suivante, il intègre le collège Calvin. Le jeune homme qui se décrit lui-même d’une «incurable indolence» ne figure pas parmi les premiers de classe. Mais sa vivacité d’esprit et sa spontanéité suscitent la sympathie chez la plupart de ses camarades. La personnalité de Rappard, qui a déjà traversé 17 fois l’Atlantique et qui se rend parfois en classe en bateau à voile, tranche en effet fortement avec le conformisme de la bonne société locale. Son côté sportif et l’absence de préjugés de classes incarnent assez bien cette Amérique en plein réveil qui s’apprête à conquérir le monde pour en devenir la première puissance militaire et économique. Pour son ami David Lasserre, futur historien lui aussi, il est «une bouffée d’air frais».

Inscrit à l’Université de Genève, Rappard obtient une licence en droit en 1906, formation qu’il complète par des séjours à Vienne, Munich, Harvard et Paris. «Ces années sont déterminantes pour la suite de sa carrière, explique Victor Monnier, professeur au Département d’histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques et auteur d’une biographie très complète sur le personnage*. William Rappard fréquente les meilleures universités du moment, ce qui lui permet d’acquérir des connaissances et une méthode de travail qui en font un juriste, un économiste et un historien aguerri. De plus, il y noue un important réseau de relations où figurent nombre de grandes personnalités, dont certains futurs membres de l’administration Wilson.»

A 24 ans, Harvard lui offre un premier poste d’enseignant. Deux ans plus tard, il est de retour à Genève en tant que professeur d’histoire économique. Entre ces deux dates, il a trouvé le temps de publier Le Facteur économique dans l’avènement de la démocratie moderne en Suisse, premier jalon d’une bibliographie comptant plus de 700 titres et qui fera de Rappard «le plus important et le plus intéressant des historiens suisses de la première moitié de notre siècle (le XXe, ndlr)», selon Giovanni Busino.

Sa nomination comme recteur en 1926 lui donne l’occasion de mettre sur pied ce qui restera pour beaucoup la grande œuvre de sa vie: la création de l’Institut universitaire de hautes études internationales, qui voit le jour en 1928. Pour Rappard, il s’agit avant tout de s’appuyer sur les ressources offertes par la présence de la Société des Nations à Genève depuis 1919. Une implantation à laquelle il n’est d’ailleurs pas totalement étranger.

Restaurer la confiance

Parallèlement à ses fonctions académiques, Rappard a en effet joué un rôle important dans les débats qui ont entouré le choix du lieu devant accueillir la nouvelle organisation internationale issue du Traité de Versailles.

C’est la Première Guerre mondiale qui déclenche le processus. Confrontée à de graves difficultés économiques, aux pressions des belligérants et à des tensions croissantes entre Romands et Alémaniques, la démocratie helvétique semble sur le point de vaciller. L’idée est insupportable à Rappard. Très attaché au système politique qui caractérise tant sa terre natale que le pays où il a choisi de vivre (qui sont à ses yeux deux «républiques sœurs»), il multiplie dès lors les interventions publiques (articles de presse, débats, conférences) des deux côtés de la Sarine pour expliquer à chacune des parties le point de vue de l’autre. Maîtrisant l’allemand et le suisse-allemand, en plus du français et de l’anglais, il fait office de pont entre ces deux Suisses qui se tournent le dos. Il est en outre membre du Comité international de la Croix-Rouge depuis 1915, où il côtoie notamment le futur conseiller fédéral Gustave Ador.

Rien d’étonnant par conséquent à ce que le gouvernement songe à lui pour accompagner le nouvel ambassadeur de Suisse à Washington à la fin de l’année 1917. Les relations entre les deux pays sont alors au plus bas. Il s’agit en priorité de restaurer la confiance et d’éviter que les Etats-Unis ne mettent à exécution leur menace de couper l’approvisionnement en blé de la Confédération.

Aidé par ses anciens collègues d’Harvard, Rappard se démène tant et si bien qu’il finit par obtenir une entrevue avec Woodrow Wilson. C’est à cette occasion que le président américain informe son visiteur de son projet de Société des Nations. Dans son ensemble, l’expédition est une réussite: le 3 décembre 1917, les Etats-Unis reconnaissent la neutralité de la Suisse. Deux jours plus tard, les deux pays signent un accord dans lequel les premiers s’engagent à fournir 240 000 tonnes de céréales à la seconde.

Rappard revient à la Maison-Blanche en novembre 1918, dans le but d’obtenir des informations sur la place des neutres dans la future organisation mondiale et sur la possibilité de voir son siège attribué à Genève. Comptant désormais parmi les Suisses les mieux renseignés sur le sujet, il est envoyé à Paris en janvier 1919 pour suivre les travaux de la Conférence de la paix chargée de donner corps à la SDN et y défendre les intérêts de la Suisse. Avec le succès que l’on sait, puisqu’en 1920, la Confédération fait son entrée dans la SDN tout en préservant sa neutralité.

De retour aux affaires universitaires durant l’entre-deux-guerres, Rappard reste néanmoins très actif sur la scène internationale. En 1920, il prend la direction de la Section des mandats de la SDN, qui est chargée de gérer les ex-colonies des empires vaincus. A partir de 1927, il est membre de la Commission d’experts de l’Organisation internationale du travail chargée d’examiner l’application des conventions du travail et, l’année suivante, il intègre la délégation suisse au sein de l’Assemblée de la SDN.

Conscient du péril que constitue la montée des totalitarismes, il ne peut que constater l’inefficacité du système voulu par Wilson: «La SDN de demain, écrit-il en 1933, sera une fédération des peuples ou elle sera… un cimetière.»

L’invasion de la Pologne par les armées du Reich, en septembre 1939, n’est donc pas une surprise pour lui. Pas plus que l’engagement des Etats-Unis dans le conflit et la victoire finale des démocraties, dont il n’a jamais douté. Reste que la guerre place à nouveau la Suisse dans une situation très délicate. Encerclée par trois dictatures, elle est soumise dès l’automne 1941 au blocus continental imposé par les Alliés, ce qui menace une fois encore son ravitaillement. Dès 1942, Rappard fait partie de la délégation envoyée à Londres pour tenter d’assouplir les conditions des Alliés. Début 1945, il reprend son bâton de pèlerin dans le cadre de discussions visant à améliorer les relations avec les vainqueurs.

De l’ONU à l’or nazi

Un pas est franchi vers le rétablissement de la confiance, mais la partie n’est pas jouée pour autant. Outre la question de la place que pourrait occuper la Suisse dans l’Organisation des Nations unies, dans laquelle Rappard est également impliqué, il reste au gouvernement fédéral à régler l’épineux dossier de l’or nazi. A la tête de la représentation suisse qui arrive dans la capitale américaine en mars 1946, Rappard sait que la marge de manœuvre est réduite. Au lendemain de la signature des accords de Washington, il écrit au conseiller fédéral Max Petitpierre: «Je ne sais pas trop comment les historiens de l’avenir apprécieront l’opération à laquelle nous avons procédé ici en exécution de vos instructions. J’ai le sentiment qu’ils seront tentés de nous féliciter de nous en être tirés à si bon compte dans la question de l’or…»

L’éclatement de l’affaire des fonds juifs en déshérence, en 1996, montrera à quel point il avait raison de se montrer prudent.

Vincent Monnet

*«William E. Rappard. Défenseur des libertés, serviteur de son pays et de la Communauté internationale», par Victor Monnier, Ed. Slatkine, 900 p.

Dates clés

1883: naissance à New York

1911: professeur assistant à Harvard

1913: professeur de finances publiques et d’histoire économique à l’UNIGE

1919: secrétaire général de la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge

1926: recteur de l’UNIGE, fonction qu’il occupera à nouveau entre 1936 et 1938

1927: inauguration de l’Institut universitaire de hautes études internationales

1958: mort de William E. Rappard à Genève, quelques jours après son 75e anniversaire

VM