Campus n°97

Dossier

La vie rêvée des nations

Vaste enquête conduite par 200 collaborateurs durant cinq ans dans 23 pays européens, «Writing the Nation» a pour objectif d’éclairer la manière dont se sont construits les grands récits nationaux. Explications avec Christoph Conrad, codirecteur du projet, à l’heure où le premier volume de la série sort de presse

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L’écho donné outre-Sarine au livre de Roger Sablonier sur la Suisse primitive, le succès de librairie inattendu des ouvrages de Georges Andrey (Histoire de la Suisse pour les nuls) et de Joëlle Kuntz (L’Histoire suisse en un clin d’œil) ou encore l’affluence des visiteurs à la nouvelle exposition du Musée national suisse de Zurich sont autant d’indices qui ne trompent pas: à l’heure de la mondialisation, l’histoire nationale continue de susciter les passions. Que ce soit pour déplorer la remise en cause des mythes fondateurs ou pour critiquer les libertés prises dans l’interprétation du passé, ce regain d’intérêt, qui dépasse de loin les frontières de la Confédération, démontre qu’ici comme ailleurs, l’interrogation sur la nature du lien social qui permet à la communauté nationale de conserver sa cohésion demeure d’une actualité brûlante.

D’où l’importance d’un projet tel que Writing the Nation (écrire la nation), qui vise à montrer comment se sont élaborés les récits nationaux depuis 1800 dans pas moins de 23 pays européens à partir d’une analyse comparative. Financé par la Fondation européenne des sciences, cet énorme chantier dirigé par Stefan Berger, professeur d’histoire européenne comparée à l’Université de Manchester, et Christoph Conrad, professeur d’histoire contemporaine à la Faculté des lettres de l’Université de Genève, a mobilisé près de 200 collaborateurs durant cinq ans. L’ensemble des résultats obtenus occupera six volumes (en anglais), dont le premier, intitulé The Contested Nation, est récemment sorti de presse.

«L’idée de cette recherche émane de Guy Marchal, médiéviste reconnu et professeur émérite de l’Université de Lucerne, explique Christoph Conrad. Notre objectif était de comprendre comment s’écrit l’histoire nationale en retraçant l’évolution de la recherche et de l’enseignement universitaire dans cette discipline, mais également en cherchant à analyser le rapport existant entre l’histoire nationale et des grandes sources de clivages comme la religion, le genre et les classes sociales. En d’autres termes, il s’agissait non seulement d’examiner comment les grands récits nationaux ont été fabriqués, mais aussi la manière dont ces derniers ont pris en compte ou au contraire négligé ce qui peut être assimilé à l’autre.»

La question raciale

Comme le montrent les auteurs de Writing the Nation, la meilleure façon de penser la nation, c’est de commencer par définir ce qui en est exclu. La question ethnique, ou raciale, occupe ainsi une place centrale dans la plupart des grands récits nationaux. «L’émergence de l’Etat-nation va de pair avec l’affirmation de racines anciennes et des références constantes à une communauté originelle mythique ou fantasmée, commente Christoph Conrad. Ces grands récits relatent les origines du groupe, définissent l’identité de ses membres et de ses ennemis, structurent la manière dont le temps est expérimenté et justifient l’ordre social et politique autour duquel la communauté est organisée.» Il s’agit également de définir des frontières et souvent de récupérer un certain nombre de «territoires perdus». La difficulté, c’est qu’il n’existe pas de nation réellement homogène et que de très nombreuses régions d’Europe ont appartenu à des entités politiques différentes au cours de l’histoire. Ce qui a forcé les historiens à se livrer à de nombreuses adaptations pour faire coïncider le récit national aux circonstances du moment.

Cette logique, qui conduira l’Europe dans deux guerres mondiales, est toutefois moins marquée lorsqu’on peut rattacher le récit historique à l’existence continue d’un Etat et d’institutions monarchiques. C’est le cas au Royaume-Uni (à l’exception de l’Irlande) où l’attention prioritaire accordée au développement constitutionnel a permis de faire passer au second plan les conflits avec les populations celtes des franges de l’Angleterre. C’est également le cas dans les Etats partagés entre plusieurs communautés linguistiques, comme la Suisse ou la Belgique, où la notion de race ne fait pas vraiment sens.

Souvent vaine, la quête d’une hypothétique communauté originelle fondée sur l’appartenance ethnique a eu des conséquences durables sur la manière dont s’est écrite l’histoire des nations. Elle a notamment conduit les historiens à sous-estimer les inégalités et les différences existant à l’intérieur des Etats au profit du grand projet commun. Toute minorité étant reléguée au second plan.

Les historiens du XIXe, souvent proches des élites dirigeantes, ont ainsi une très nette tendance à ignorer les conflits de classe. Sous l’impulsion des mouvements ouvriers et des intellectuels de gauche, ces éléments seront peu à peu intégrés au récit dominant à partir du XXe siècle – sauf en Allemagne, qui résiste à cette tendance jusqu’aux années 1960 – mais en respectant une perspective strictement nationale.

Figures mythiques

Les femmes ne sont pas vraiment mieux loties. Absentes de la scène politique jusqu’à une période très récente, elles sont également peu présentes dans l’histoire nationale. Apparaissant essentiellement pour incarner des figures mythiques (Helvetia, Marianne) ou héroïques (Jeanne d’Arc), elles sont en règle générale associées à la période des origines, ainsi qu’à l’époque des révolutions, des mouvements nationalistes et des guerres d’unification. L’utilisation de ces figures féminines, dans une histoire qui a été écrite de manière quasi exclusive par des hommes, vise à illustrer les qualités morales de la nation dans son entier. De la même manière, la mise en avant, souvent très exagérée, de leur degré d’émancipation permet d’exalter le caractère noble et l’avancement spirituel de la communauté nationale. La femme est également souvent évoquée comme métaphore d’une nation qui aurait été épargnée de toute corruption étrangère.

Eglise catholique: Le mauvais rôle

Le rapport entre l’idéal national et la religion est plus contrasté. Au sein des Etats réformés, le protestantisme a en effet tendance à être considéré comme un ingrédient central du caractère national ayant fortement influencé l’évolution politique de la nation. Il fait donc partie intégrante du récit national dans des pays comme l’Angleterre, la Suède, l’Allemagne ou la Hongrie. C’est également le cas en Suisse, où l’influence de la culture protestante est prédominante. Côté catholique, l’Eglise a plus clairement le mauvais rôle dans la mesure où les historiens ont souvent cherché à lui faire porter la responsabilité de tout ce qui n’apparaît pas conforme au destin de la nation, comme l’épisode de l’Inquisition en Espagne, par exemple. L’appartenance religieuse permet également dans de nombreux cas de définir ce qui reste étranger au corps de la nation. C’est ainsi que l’historien finnois Renwall considère que le catholicisme est purement et simplement «étranger à l’âme nordique».

De manière symbolique, mais néanmoins significative de la volonté d’ériger le culte de la nation au rang de «religion politique», l’influence de l’histoire sacrée apparaît aussi dans la forme que prennent les récits nationaux, qui sont souvent construits de manière parallèle à la Bible. Aux souffrances, à la mort et à la résurrection du Christ, se substituent ainsi la destruction, la ruine et l’éventuelle reconstruction des nations.

Au-delà du contenu véhiculé par les grands récits nationaux, les équipes de Writing the Nation se sont également intéressées à la façon dont s’est diffusée cette manière presque stéréotypée de concevoir le passé. «Cela peut sembler paradoxal, mais le nationalisme est le phénomène le plus international qui soit, explique Christoph Conrad. Les nations ennemies s’observaient en permanence et chacune lisait ce que l’autre produisait. Parfois pour s’en inspirer, parfois pour le rejeter.»

En effet, comme le montrent les travaux de Writing the Nation, l’histoire nationale ne fonctionne pas en vase clos. Elle se nourrit au contraire de nombreux échanges, que ce soit au travers de relations personnelles, de rencontres académiques, de publications, de conférences ou de congrès.

Les travaux de certains philosophes et historiens, comme Herder, Hegel, Ranke, Marx, Lamprecht ou Pirenne, ont par ailleurs eu un impact considérable dans presque tous les pays européens sur la manière de raconter et de structurer l’histoire nationale. A cela s’ajoute le fait que de nombreuses contributions à l’histoire de la nation ont été produites en exil.

Le sens de la nation

Que ce soit pour des raisons politiques ou pour pallier l’absence de structures académiques performantes, les auteurs de ces histoires nationales ont beaucoup voyagé. «Dans les petits pays en particulier, les principales figures du nationalisme historique ont été formées dans les grandes universités étrangères, commente Christoph Conrad. Ils y ont emprunté un savoir-faire et des instruments intellectuels qui faisaient défaut chez eux. La première grammaire serbo-croate a ainsi été publiée à Munich, tandis qu’après la Deuxième Guerre mondiale, c’est aux Etats-Unis que se réécrivait l’histoire de l’Allemagne.»

Le phénomène ne s’arrête d’ailleurs pas aux frontières de l’Europe. En Afrique, le sens de la nation était en effet relativement peu développé avant la colonisation. Il a ensuite rapidement évolué sous l’influence de personnalités ayant séjourné ou étudié dans la métropole, comme Habib Bourguiba, le premier président de la Tunisie. En Asie ou en Chine, où un sentiment national indigène existait déjà, ce dernier a, lui aussi, profondément évolué au contact des récits nationaux européens, comme le montre la trajectoire d’un Gandhi ou, dans un tout autre registre, d’un Khomeyni.

«En Suisse, même si l’intérêt pour ce qui touche à l’identité nationale est manifeste, on a parfois l’impression qu’il s’agit d’un domaine un peu daté, conclut Christoph Conrad. Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce qui s’est passé au XIXe siècle avec les unifications nationales en Hongrie, en Italie ou en Allemagne est en train de se jouer aujourd’hui dans l’ensemble des anciens pays du bloc communiste, ainsi que dans les Etats du sud-est de l’Europe. Dans toutes ces régions, la représentation du passé national reste un enjeu essentiel sur le plan politique et identitaire.»

«The Contested Nation. Ethnicity, Class, Religion and Gender in National Histories», par Stephan Berger et Chris Lorenz (ed.), Writing the Nation Series, vol. III, Palgrave MacMillan, 634 p.
A paraître dans la même série:
Vol I: «Writing History in Europe. An Atlas of Historical Institutions in Europe 1800-2005», par Ilaria Porcini et Lutz Raphael (Ed.)
Vol II: «Setting the Standards. Institutions Networks and Communities of National Historiography», par Ilaria Porcini et Jo Tollebeek (Ed.)
Vol IV: «Transnational Challenges to National History Writing», par Matthias Middell et Lluis Roura (Ed.)
Vol. V: «Borders ans Nations. Confrontations and (Re-) Conciliations», par Tibor Frank et Frank Hadler (Ed.)
Vol VI: «The Nation as History. National Identities ans Historical Cultures in Modern Europe», par Stefan Berger et Christoph Conrad (Ed.)

Les faiseurs d’histoire

Un des principaux objectifs du projet Writing the Nation consistait à reconstituer l’évolution de la profession d’historien dans l’ensemble des pays concernés par l’étude aux XIXe et XXe siècles. Une tâche colossale compte tenu de la place très différente qu’occupe l’histoire nationale au sein des Etats européens.

A côté des rares nations qui disposent d’une historiographie bien établie, comme la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie ou la Suisse, il existe en effet de nombreuses régions dans lesquelles l’histoire de l’histoire reste à faire. Ainsi, au Luxembourg, il n’existait pratiquement aucun texte historique académique relatif au passé national jusqu’au début des années 2000.

«Nous avons souvent été contrainte de faire un travail de première main pour déterminer qui était professeur d’histoire nationale à telle époque, comment étaient organisés les instituts s’occupant de recherche historique, ou encore combien de revues spécialisées il existait, commente Christoph Conrad. Pour arriver à nos fins, nous avons élaboré un questionnaire-type qui a servi de canevas à une enquête géante établissant l’histoire de l’histoire dans une quarantaine de pays durant deux siècles (de 1800 à aujourd’hui).» Le résultat se présente sous la forme d’un grand atlas répertoriant les différentes chaires universitaires, mais également les sociétés savantes, les associations et les multiples «institutions» ayant joué un rôle dans la construction des histoires nationales, qu’il s’agisse d’archives, de musées ou de revues.

De ce travail de longue haleine, on retiendra d’abord que le terme d’historien est loin de recouvrir une réalité homogène sur l’ensemble du territoire européen, et encore moins sur l’ensemble de la période considérée.

L’enquête met également en évidence le fait que les auteurs de ces grands récits fondateurs ne se recrutent pas uniquement parmi les spécialistes de l’histoire nationale. On y trouve en effet une forte proportion d’historiens de l’Antiquité ou du Moyen Age, mais aussi des écrivains, des hommes politiques, des économistes ou des juristes. Et là encore, les disparités régionales sont nombreuses: les archivistes jouent ainsi un rôle essentiel en Autriche, tandis que les folkloristes et les archéologues ont une grande influence dans les Balkans et que les historiens des idées dominent en Espagne.

Le puzzle helvétique

Comme le montre la contribution de Guy Marchal, professeur émérite à l’Université de Lucerne, à The Contested Nation, les historiens suisses ont eu fort à faire pour forger un récit commun à l’ensemble de la nation. Partagée en quatre régions linguistiques, traversée par de forts clivages religieux et une opposition constante entre tradition fédéraliste et centralisme modernisateur, la Confédération forme en effet un ensemble plutôt hétérogène. L’Etat fédéral, qui est fondé en 1848, est par ailleurs une création relativement tardive qui n’a pas d’antécédents ethniques ou dynastiques. Ce qui n’empêchera pas les historiens de la nation de mettre constamment en avant les enjeux constitutionnels.

Dès le XVIIIe siècle, le récit officiel voit ainsi dans la Confédération médiévale un système proto-national qui, pour subsister, n’a d’autres choix que de maintenir son identité spécifique au sein des peuples européens. Encore faut-il déterminer de quoi est faite cette identité. Selon Carl Hilty, qui figure parmi les pionniers d’une philosophie de l’histoire nationale au XIXe siècle, l’esprit suisse se caractérise depuis toujours par une manière d’approcher la chose politique et un génie national spécifique. Hilty identifie ainsi un certain nombre d’idées clés qui confèrent à l’Etat son caractère essentiel et qui ont toujours tendu vers l’avènement d’une confédération pure: la préservation des traditions anciennes et de la liberté des populations contre les prétentions absolutistes des princes, une extension naturelle du cercle du pouvoir, un esprit martial...

Après la Première Guerre mondiale, sous l’impulsion de Gonzague de Reynold notamment, l’accent se déplace vers des valeurs telles que la famille, la corporation, la communauté et surtout le fédéralisme, qui occupe une position de plus en plus centrale.

A ces éléments s’ajoute, à partir des années 1930, un discours qui voit dans la position géographique du pays un signe de sa destinée particulière. Carrefour de l’Europe, la Confédération est aussi la gardienne de ses idéaux et une terre de refuge pour des valeurs menacées comme la liberté ou les droits de l’homme. Ce qui fait dès lors la «suissitude», c’est l’état d’esprit des habitants et le rapport qu’ils cultivent avec un environnement considéré comme unique. Envisagées non plus seulement comme un rempart protecteur, les Alpes deviennent ainsi synonyme d’unité, de solidarité et d’indépendance.