Campus n°97

Dossier

Cinq tomes pour une autre histoire de la Suisse

Vingt-sept ans après la «Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses», François Walter propose une nouvelle lecture du passé national avec «L’Invention d’une Confédération», premier volet d’une série de cinq ouvrages

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Proposer une nouvelle lecture de l’histoire nationale du XVe siècle à nos jours: telle est l’ambition de la série de cinq tomes que vient d’inaugurer François Walter, professeur ordinaire au sein de l’Unité d’histoire nationale et régionale de la Faculté des lettres, avec la publication de L’Invention d’une Confédération. Offrant une alternative bienvenue à la Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses de 1982, qui faisait jusque-là office de référence pour les lecteurs francophones, ces travaux possèdent deux atouts majeurs. Le premier est de dépasser le cadre strict de l’histoire événementielle pour intégrer les nouveaux standards de la discipline. François Walter s’interroge ainsi non seulement sur les étapes ayant conduit à la construction de la nation, mais aussi sur la nature du lien social qui unit les Suisses, sur les relations avec l’Europe, sur les clivages linguistiques, religieux, sociaux et économiques ou encore sur l’influence des variations de l’environnement dans l’histoire. Le second avantage de ces travaux tient à l’approche choisie par l’auteur. Plutôt que de proposer des interprétations toutes faites, l’objectif de la série consiste en effet à fournir au lecteur les moyens de se forger sa propre opinion. «C’est un peu l’objectif citoyen d’une réécriture de l’histoire au XXIe siècle», résume le professeur.

Grandes dynasties féodales

Destiné à un large public, présenté dans un style concis et accessible, le premier volume de la série est logiquement consacré à l’émergence de la Confédération. Insistant dès les premières pages sur le fait qu’«il importe de rompre avec la convention des origines qui voudrait que la Suisse ait été fondée à une date précise», François Walter rappelle tout d’abord que c’est à Jules César que l’on doit la première mention des Helvètes.

Ces populations, composées de quatre tribus dont le territoire s’étend entre le Rhin, le Jura et le lac Léman, sont intégrées vers la fin du Ier siècle après J.-C. dans la nouvelle province impériale que constitue la Germanie supérieure. Le processus de latinisation qui s’ensuit permet le développement de plusieurs centres urbains, ainsi que l’implantation de grands domaines fonciers sur le Plateau. Après la chute de l’Empire romain d’Occident, en 476, le territoire de ce qui deviendra la Suisse passe sous la domination du grand royaume franc mérovingien, puis dans le giron du Saint Empire romain germanique. «Très concrètement, résume François Walter, l’espace suisse appartient à l’Empire, tout en étant géré par de grandes dynasties féodales, elles-mêmes reconnues par de multiples vassaux détenteurs de fiefs.» Une situation complexe qui permet aux communautés locales de s’assurer de larges prérogatives dans la gestion quotidienne de leurs ressources.

Sentiment d’appartenance

Parallèlement, le catholicisme, qui connaît une pénétration rapide en Suisse (l’abbaye de Saint-Maurice, qui n’a jamais cessé son activité depuis le VIe siècle, est considérée comme la plus ancienne d’Europe), apporte à ces populations le début d’un sentiment d’appartenance commune. «Le christianisme, grâce à son extraordinaire aptitude à intégrer les apports divers, unifie en quelque sorte ce monde composite en lui donnant une vision cohérente de la vie et du destin», explique François Walter. Il contribue également à modifier le paysage. Certaines villes s’imposant en tant que centres épiscopaux, tandis que, dans les campagnes, l’implantation des couvents donne un élan à la reprise de la colonisation rurale et aux défrichements jusque dans les régions les plus reculées. Comme le souligne François Walter, la constitution de ce maillage paroissial assez dense structure fortement les contacts et contribue à renforcer les liens de sociabilité entre des populations encore très métissées.

Le mouvement s’accélère à partir du XIIe siècle, avec le regroupement de certains territoires et le développement d’alliances destinées à résister à la puissance impériale. Loin de se limiter à ce que l’on appellera plus tard les «cantons primitifs», le phénomène touche d’autres communautés paysannes (au Tyrol, dans le Dauphiné ou dans les régions côtières de la mer du Nord) et de nombreuses cités. C’est dans ce contexte qu’intervient le fameux «Pacte de 1291». Comme le rappelle François Walter, ce document retrouvé dans les archives en 1758 et qui sera considéré au XIXe siècle comme l’acte de naissance de la Confédération, ne contient, dans les faits, aucun projet politique. Le texte, qui précise que chacun de ses signataires «reste soumis, comme il convient, à son seigneur», vise essentiellement à réglementer l’usage de la violence, à freiner les guerres privées, à protéger les propriétés individuelles et collectives, ainsi qu’à sécuriser le commerce.

Signe que quelque chose est malgré tout en train de changer, le terme de «Waldstaetten» apparaît pour la première fois dans les sources en 1311. «C’est une première indication selon laquelle, de l’extérieur, on peut avoir l’impression d’un petit ensemble cohérent réunissant environ 200 000 habitants jaloux de leur particularisme», commente François Walter. Quatre ans plus tard, suite à la victoire obtenue à Morgarten, l’alliance entre les trois vallées d’Uri, Schwyz et Unterwald est renforcée par la signature de la Charte de Brunnen, dans laquelle il est pour la première fois question des «Confédérés».

Au cours des décennies suivantes, en réponse à la volonté expansionniste des Habsbourg, on assiste à un rapprochement entre les trois vallées alpines et les villes de Lucerne, Zurich, Berne, Zoug, ainsi que la vallée de Glaris. Cet embryon de Confédération, qui est relié par un réseau d’alliances variées et asymétriques évoluant en fonction des circonstances, prend une nouvelle dimension suite à la victoire sur les chevaliers autrichiens obtenue à Sempach en 1386. L’événement a en effet un énorme retentissement en Europe. «Les lettrés affirmèrent que, pour la première fois dans l’histoire, des paysans s’étaient levés contre leurs maîtres légitimes, explique François Walter. Ils auraient ainsi osé mettre en péril l’ordre social médiéval. Cette vision idéologique de la bataille de Sempach est très importante pour l’image de la «Confédération». Elle accrédite la thèse d’une Suisse paysanne qui s’est débarrassée de sa noblesse, alors que, bien évidemment, les élites du temps sont surtout des bourgeois des villes et des notables des vallées.»

Leadership de Berne

Cet épisode marque également le début d’une nouvelle phase de collaboration entre les VIII cantons qui rédigent leurs premières réglementations communes et se dotent d’une assemblée (la Diète). Rédigé en 1393, le Convenant de Sempach peut, selon François Walter, «être considéré comme la première expression du sentiment d’une communauté de destin entre les villes et les vallées.»

Les guerres de Bourgogne, qui voient les Confédérés triompher de Charles le Téméraire, ne feront qu’accentuer la tendance. Sous l’impulsion de Berne, qui asseoit de plus en plus son leadership, on voit s’affirmer une véritable conscience identitaire. Dans les récits de l’époque, la Confédération, forte désormais de 13 cantons, apparaît désormais comme un territoire au destin privilégié, voulu par Dieu qui lui a donné des murailles de montagnes pour se protéger de l’extérieur. Cette vision se double d’une réputation très négative à l’étranger. Considérés comme des montagnards brutaux, les Suisses sont partout redoutés pour leur caractère belliqueux et leur propension à la violence. Et cette image va perdurer au moins jusqu’à la défaite de Marignan en 1515. A partir de ce moment, les pouvoirs publics vont s’efforcer de contrôler l’importante source de revenus que constitue le mercenariat. Comme le souligne François Walter, ce processus marque «le point de départ de ce qui va devenir peu à peu l’un des fondements du système helvétique, à savoir le contrôle de la force militaire par les cantons et l’officialisation du service militaire à l’étranger à travers ce qu’on appelle les «capitulations», soit des traités signés avec les employeurs et garantis par les pouvoirs publics moyennant rémunération».

L’édifice reste cependant fragile. De très nombreuses émeutes paysannes et autres révoltes urbaines émaillent en effet la vie des cantons tout au long du XVIe siècle. En ces temps incertains, les Suisses voient par ailleurs le diable partout. Dans les régions dont l’agriculture a le plus souffert du refroidissement climatique – qui devient sensible dès le XIVe siècle –, les accusations de sorcellerie se multiplient et les bûchers prolifèrent.

Attiser les tensions

La Réforme, qui est adoptée à Zurich, Berne, Bâle et Schaffhouse, ne fera qu’attiser ces tensions entre les 13 cantons, menaçant à plusieurs reprises de faire exploser la mosaïque helvétique. Paradoxalement, c’est pourtant cette partition religieuse qui va permettre à la Suisse d’échapper à l’éclatement lors de la guerre de Trente Ans en lui évitant d’avoir à choisir son camp. «Une Suisse uniconfessionnelle aurait probablement disparu dans les tourmentes du grand conflit européen», constate François Walter.

Qu’on ne s’y trompe pas cependant: la Suisse ne deviendra une nation à part entière qu’avec l’adoption de la Constitution fédérale de 1848. Si bien qu’aux alentours de 1600, date à laquelle s’achève ce premier tome, l’image des 13 Confédérés faisant cercle pour prêter serment de manière unanime, qui devient alors un thème central de l’iconographie nationale, n’est encore qu’un lointain idéal.

«Histoire de la Suisse. Tome 1: L’invention d’une Confédération (XVe-XVIe siècles)», Editions Alphil-Presses universitaires suisses, 135 p.
A paraître:
Tome 2: L’âge classique (1600-1750)
Tome 3: Le temps des révolutions (1750-1830)
Tome 4: La création de la Suisse moderne (1830-1930)
Tome 5: Certitudes et incertitudes du temps présent (de 1930 à nos jours)