Campus n°97

Dossier

La Russie se refait une grandeur

Comme tous les anciens pays du bloc soviétique, la Russie a été contrainte de revisiter son histoire nationale après l’effondrement de l’URSS. Un exercice qui, depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, vise essentiellement à restaurer la fierté de la nation

En septembre dernier, pour ce qui constituait le premier voyage officiel en Suisse d’un président russe, Dmitri Medvedev s’est fendu d’un bref détour du côté des gorges des Schöllenen, dans la région d’Andermatt. Le motif de cette insolite escale uranaise: commémorer la traversée des Alpes par le général russe Alexandre Souvorov et son armée, qui, chassés d’Italie par les armées napoléoniennes en 1799, durent franchir le Saint-Gothard après avoir subi de lourdes pertes.

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Loin de relever de l’anecdote, cette cérémonie solennelle, célébrée au son des trompettes de la musique militaire des cadets du vénérable général tsariste, est tout à fait révélatrice de l’importance qu’accordent aujourd’hui les anciens Etats du bloc soviétique, et en particulier la Russie de Vladimir Poutine, à l’histoire nationale.

Comme le montre Korine Amacher, chercheuse au Département de langues et littératures méditerranéennes, slaves et orientales, dans un article paru récemment dans la revue Les Cartables de Clio et portant sur les manuels scolaires de l’ère post-soviétique*, l’historiographie soviétique est en effet entrée dans une crise profonde dès le début de la perestroïka, en 1985.

Prenant logiquement à revers l’interprétation marxiste-léniniste qui avait prévalu durant plus de 70 ans, les premiers manuels scolaires portant sur l’histoire de la Russie, qui paraissent en nombre dès l’effondrement de l’URSS, en 1991, sont globalement caractérisés par le rejet de l’époque soviétique et une certaine admiration pour le modèle libéral occidental. «Ce n’est plus la lutte des classes qui est prônée, mais les réformes et l’économie de marché», résume Korine Amacher. La réédition des écrits de Pavel Milioukov, fondateur du Parti libéral russe en 1905, qui fut âprement critiqué par l’historiographie soviétique, est tout à fait emblématique de ce mouvement. Tout comme l’est le rôle dévolu aux «décembristes», ces officiers qui avaient tenté le coup d’Etat en 1825, qui sont présentés non plus comme les pères de la tradition révolutionnaire, mais comme les précurseurs du libéralisme russe. Quant à la victoire du parti de Lénine en octobre 1917, elle repose au moins autant sur la capacité des bolcheviques à refléter le désir d’égalité et de terre des masses que sur les défaillances des autres formations politiques du pays.

Occident menaçant

La profonde crise économique et sociale qui frappe la Russie dès le milieu des années 1990 va amener de nouveaux changements. Déçue par le gouvernement Eltsine, la population russe se détourne progressivement de l’Occident qui est à nouveau perçu comme menaçant. Dans le même temps, le passé soviétique du pays est progressivement réintégré dans la mémoire nationale. Les années Brejnev deviennent ainsi l’incarnation «de l’idéal social égalitaire et de la nostalgie de l’ordre». Puis c’est la figure de Staline lui-même qui retrouve les faveurs de l’histoire.

«Lorsque, dès le début des années 2000, le gouvernement de Poutine propose à ses concitoyens l’image d’un pays victorieux, «qui a su rester grand de tout temps et s’affranchir avec honneur de toutes les épreuves», bien peu, au sein de la société russe, sont ceux qui rejettent cette nouvelle vision du passé», constate Korine Amacher.

Pour le pouvoir russe, l’objectif prioritaire des manuels d’histoire nationale doit dès lors consister à susciter la fierté envers le passé national davantage que la polémique. Dans certains d’entre eux, cette injonction se traduit par une campagne de diabolisation intense à l’égard des révolutionnaires qui sont désormais assimilés à des ennemis de l’Etat russe pour avoir voulu imposer l’égalité par la terreur et la dictature. Le même procédé de dénigrement est appliqué à l’intelligentsia pro-occidentale, coupable d’avoir cédé aux sirènes d’une Europe bourgeoise, individualiste et égoïste. A l’inverse, les tsars sont célébrés comme des personnages généreux et justes qui, de tout temps, ont été les garants des valeurs familiales, du courage militaire et de l’orthodoxie religieuse.

Quant à Staline, selon deux auteurs faisant partie d’un projet visant à élaborer de nouveaux standards éducatifs au niveau fédéral, il faut désormais considérer qu’il a fait «plus de bien que de mal» compte tenu des circonstances de l’époque. Dans un tel contexte, la terreur, la répression et la famine des années 1930, qui ont pourtant causé des millions de victimes, se réduisent à un mal nécessaire. Un sacrifice certes douloureux, mais qui a permis au pays d’assurer sa souveraineté durant la Deuxième Guerre mondiale.

«Même si ces thèses sont très controversées dans le milieu des historiens russes et que les enseignants sont libres de choisir les ouvrages sur lesquels ils s’appuient, l’idée centrale qui se dégage de ces nouveaux manuels est qu’un Etat, fort, dont l’intérêt est supérieur à celui des individus et qui peut à tout moment exiger de ses citoyens des sacrifices, reste le meilleur garant d’une Russie puissante assiégée, aujourd’hui comme hier, d’ennemis intérieurs et extérieurs», conclut Korine Amacher.

«Les Manuels d’histoire dans la Russie post-soviétique: visions multiples et nouvelles tendances», par Korine Amacher, in «Les Cartables de Clio», n° 9-2009, p. 117-127.