Campus n°97

Dossier

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«Aucun manuel romand n’intègre le Rapport Bergier»

Contrairement à la Suisse alémanique, la Suisse romande n’a produit aucun manuel scolaire depuis la parution du rapport de la Commission Bergier, traitant des fonds en déshérence, de l’or nazi et des réfugiés juifs. Analyse de la situation avec Charles Heimberg, chargé d’enseignement à l’Institut universitaire de formation des enseignants et privat docent à la Section des sciences de l’éducation

Existe-t-il un manuel scolaire d’histoire en Suisse romande qui intègre les derniers résultats scientifiques, notamment ceux du rapport de la Commission Bergier, «La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale», paru en 2001?

Charles Heimberg: Non.

Pourquoi?

Il faut savoir qu’en Suisse romande les manuels ont toujours été créés à l’initiative d’un canton, même si certains d’entre eux ont ensuite connu une diffusion plus large. Parmi les derniers, on peut citer celui qui est paru en 1984, Histoire de la Suisse, aux éditions Fragnière à Fribourg. La série parue aux éditions LEP dans le canton de Vaud a été, elle, créée au début des années 1990. Ces ouvrages ont donc été écrits avant la crise des fonds en déshérence. Et depuis, aucun nouveau manuel n’a vu le jour en Suisse romande. La raison principale est économique. Il n’y a tout simplement pas assez d’élèves pour qu’un tel livre soit financièrement concevable. Ce qui explique aussi pourquoi les cantons se contentent de n’utiliser – lorsqu’ils décident de le faire – qu’un seul manuel dans toutes leurs écoles. Ce qui pose un autre problème.

Lequel?

Le fait de disposer d’un seul ouvrage par canton, de se trouver dans une situation de monopole en quelque sorte, est antidémocratique. L’histoire étant ce qu’elle est, il est important de pouvoir choisir parmi plusieurs points de vue ou éclairages possibles. En France ou en Italie, il existe une telle pluralité qui assure, malgré la pression unificatrice des programmes, une ouverture à l’innovation et une diversité de ton. La décision de prendre tel manuel plutôt qu’un autre est parfois prise au niveau d’un établissement ou d’une volée, mais jamais à l’échelle d’une région entière.

A défaut de manuel suisse, certains cantons cèdent-ils à la tentation d’adapter des manuels français?

Oui, c’est le cas en Valais et à Neuchâtel, qui ont récemment opté pour une telle solution. Les éditeurs français proposent aujourd’hui facilement ce genre d’adaptations. Ces manuels sont malheureusement très centrés sur l’histoire de la France que nos voisins ne séparent jamais de l’histoire générale. Il faut donc improviser des appendices sur l’histoire locale et suisse. Ces ouvrages paresseusement adaptés donnent des résultats très médiocres. Et aucun d’eux n’évoque le rapport Bergier.

Que pensez-vous du manuel zurichois «Hinschauen und Nachfragen» («Observer et questionner») paru en 2006 et qui a déchaîné l’ire de l’UDC parce qu’il intègre les résultats du rapport Bergier?

Je trouve cet ouvrage intéressant, au même titre que d’autres édités en Suisse alémanique. Et pas seulement parce qu’ils intègrent le rapport Bergier – ce qui est la moindre des choses pour un manuel traitant de la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale. Mais aussi parce que ce sont de vrais manuels scolaires. C’est-à-dire qu’ils contiennent un récit et des documents, bien sûr, mais proposent également une grande variété d’activités de laboratoire visant à apprendre ce qu’est l’histoire en tant que discipline.

Vous participez à la formation des enseignants du secondaire. Comment enseigne-t-on l’histoire aujourd’hui dans les cycles d’orientation genevois?

Un nouveau plan d’études a été adopté en 1999. Il organise la matière à enseigner selon quatre principes. Le premier consiste à dire qu’une séquence d’histoire est toujours l’association d’un thème (la Première Guerre mondiale, par exemple) et d’un objectif d’apprentissage, d’un questionnement spécifique à la démarche de l’historien (par exemple la comparaison, la mise en contexte ou encore la prise en compte de la mémoire des survivants). Autrement dit, on étudie un fait historique en insistant sur un point de vue, un éclairage particulier. Le deuxième principe est l’enseignement de la chronologie des événements ou des époques. Le troisième vise à aborder l’histoire à différentes échelles: locale, nationale, européenne et mondiale. Et le quatrième est la présentation d’une pluralité d’approches (histoire politique, histoire de genre, histoire économique et sociale, etc.). Un nouveau plan d’études romand est cependant en cours d’élaboration et il est à espérer qu’il pérennise cette approche.

A défaut de manuel d’histoire officiel, que fournit-on aux enseignants?

Il existe du matériel pédagogique, dont un CD-Rom (réservé aux enseignants) qui contient environ 80 de ces séquences d’histoire dont j’ai parlé. Elles nourrissent les cours et les élèves les intègrent en principe dans leurs classeurs.

Le rapport Bergier apparaît-il dans ce CD-Rom?

Oui. Quand le rapport est sorti, j’étais enseignant du secondaire et j’avais pris l’initiative de proposer une brochure destinée aux élèves en reprenant des extraits de la partie du rapport consacrée aux réfugiés juifs durant la guerre*. La brochure est devenue une publication du Département de l’instruction publique et son contenu a été intégré au CD-Rom. Je suis certes content que ce travail soit maintenant cité pour mentionner ce qui s’est fait en Suisse romande. Mais, au fond, ce n’est pas grand-chose. Et aucune autre initiative n’a été prise par la suite, à ma connaissance.

L’absence de manuel nuit-elle à la qualité de l’enseignement?

Les enseignants ont surtout besoin d’un ensemble diversifié de ressources pédagogiques. Consultés à la fin des années 1990, les enseignants genevois avaient demandé de pouvoir disposer de plusieurs collections en classe pour des usages ponctuels. Ce qui existe actuellement est toutefois insuffisant. Je reste malgré tout réticent à l’idée d’un manuel scolaire unique. Je fais partie de cette génération d’enseignants qui ont dû travailler avec le livre, totalement obsolète, de Georges-André Chevallaz. Je n’en garde pas un bon souvenir. D’ailleurs, je peux vous assurer qu’à l’instar de beaucoup de mes collègues, je ne l’ai jamais utilisé. Et puis, dans le monde francophone, les manuels actuels ont d’autres défauts. Un livre qui n’est qu’un récit, ce qui est souvent le cas, tente de faire croire qu’il est exhaustif, qu’il résume le tout, ce qui est impossible. Et comme il est écrit de manière linéaire, il induit dans l’esprit du lecteur de fausses relations de cause à effet. Ce dernier finit par avoir une vision du passé totalement biaisée.

Des livres sur l’histoire suisse destinés au grand public ont récemment connu de beaux succès de librairie. Qu’en pensez-vous?

L’émergence de livres de vulgarisation de l’histoire est en soi une bonne chose. Dans L’Histoire suisse en un clin d’œil, l’auteure, Joëlle Kuntz, a délibérément choisi de ne pas traiter des sujets qui font mal, comme les luttes sociales ou l’affaire des réfugiés juifs durant la Seconde Guerre mondiale. C’est son choix. Et je n’ai qu’un problème avec ce livre, c’est son titre se référant à l’«histoire suisse». Des journalistes m’ont ainsi demandé s’il s’agissait d’un nouveau manuel scolaire romand – ce qui n’est bien sûr pas le cas. Je suis en revanche extrêmement déçu par L’Histoire suisse pour les nuls, de Georges Andrey. Pourtant rédigé par un professeur honoraire de l’Université de Fribourg ayant participé à l’écriture de la Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses**, l’ouvrage se livre, entre autres choses, à une réhabilitation de certains mythes fondateurs. Ainsi, les légendes de Guillaume Tell et de Winkelried sont qualifiées de «vraisemblables». Par ailleurs, ce livre ne contient pas un mot sur le rapport Bergier, alors qu’il a été rédigé bien après.

* «Le Rapport Bergier à l’usage des élèves. La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale. La question des réfugiés», DIP, avril 2002. Il peut wtre consulté ici.

** «Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses», ouvrage collectif présidé par Jean-Claude Favez, Ed. Payot, 1986