Campus n°97

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Islam en Suisse:

l’adaptation sinon rien

Consacrant le triomphe d’une vision extrêmement caricaturale des musulmans, l’acceptation de l’initiative contre les minarets questionne également les capacités d’un pays comme la Suisse à composer avec ce qui apparaît comme «autre»

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Suivant de peu la campagne contre les frontaliers à Genève, le succès de l’initiative contre les minarets ne fera sans doute rien pour arranger l’image déjà passablement écornée d’une Suisse ouverte et tolérante. Comme le montre Matteo Gianni dans un ouvrage collectif réalisé sous l’égide du Groupe de recherche sur l’islam en Suisse (GRIS)*, ce vote confirme également l’existence d’un profond hiatus entre la réalité et la manière très réductrice dont les musulmans de Suisse sont dépeints dans l’espace public. Il met par ailleurs en évidence les limites d’un système dans lequel l’intégration est plus une question d’adaptation que d’acceptation.

Prendre la partie pour le tout

«Si l’on regarde les choses avec un peu de recul, le résultat de l’initiative sur les minarets n’est pas étonnant, explique Matteo Gianni. En Suisse, la l’islam est devenue un sujet de politique nationale à partir de 2004, avec le vote sur la naturalisation facilitée. Depuis, tout débat sur la place des musulmans se réduit à discuter de problématiques comme le terrorisme, l’intégrisme religieux ou la discrimination des femmes. L’image qui en résulte est que l’islam est par nature incompatible avec le respect des valeurs démocratiques et que tout musulman est un extrémiste en puissance. Or, même si on ne peut pas totalement exclure qu’il y ait en Suisse des individus défendant une conception radicale de l’islam, cette manière de prendre une partie pour le tout est en contradiction avec les faits.»

La première caractéristique de la communauté musulmane suisse est sa grande hétérogénéité, que ce soit sur le plan de la culture (kabyle, berbère ou slave), de la tradition juridique (malikite, hanafite, shaféite ou hanbalite) ou de l’origine nationale. A cet égard, l’association faite entre islam et monde arabophone ne résiste pas à l’examen dans la mesure où 57% des musulmans suisses proviennent des Balkans, que 20% sont d’origine turque et que 12% possèdent la nationalité suisse. Les représentants des pays du Maghreb ne représentent, eux, que 6% du total, auxquels il faut ajouter les ressortissants asiatiques (3%) et ceux issus de l’Afrique subsaharienne (2%). Les trois quarts des musulmans de Suisse sont donc issus de régions (les Balkans et la Turquie) marquées par une forte tradition de laïcité (remontant respectivement à l’époque de Tito et de Mustapha Kemal) et dans lesquelles le domaine religieux est largement cantonné à la sphère privée.

Plus Suisses que les Suisses

Pour compléter le portrait, il faut également préciser que près de 30% des musulmans de Suisse sont des enfants ou des adolescents scolarisés sur le territoire helvétique qui maîtrisent au moins l’une des langues nationales et qui considèrent la Suisse comme leur pays.

Prenant à revers l’idée selon laquelle l’islam serait incompatible avec le respect des valeurs démocratiques, la très grande majorité des musulmans de Suisse cultive par ailleurs une image très favorable de leur terre d’accueil et montre une forte confiance dans les institutions nationales. «Selon les résultats d’une enquête menée juste avant la votation sur les minarets dans le cadre du Programme national de recherche 58 , près de 95% des musulmans habitant notre pays sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle il faut accepter et respecter les normes nationales pour parvenir à s’intégrer en Suisse», complète Matteo Gianni.

Mais, comme le souligne le chercheur, «pour s’intégrer il faut être deux». Or, le seul choix qui est aujourd’hui laissé aux musulmans de Suisse est de s’adapter en se conformant à un modèle dont les contours sont souvent difficiles à cerner. Le message diffusé par le peuple suisse en novembre dernier est en effet limpide: la présence de l’islam en Suisse est acceptable tant qu’elle ne se traduit pas par des revendications politiques ou par l’expression d’un discours susceptible de contester les normes établies ou de déboucher sur des aménagements légaux spécifiques.

«A l’heure actuelle, il n’y a plus de débat possible sur l’intégration, résume Matteo Gianni. Symboliquement, le refus des minarets revient à nier à la communauté musulmane le droit à une quelconque visibilité politique. Ce que l’on attend d’eux, c’est qu’ils participent à la vie collective, qu’ils amènent des idées et de la force de travail à la société tout en s’abstenant de toute critique à l’égard du système. Le problème, c’est que ce raisonnement repose sur l’idée que l’ensemble des Suisses sont d’accord sur la manière d’organiser la société, ce qui n’est pas vrai. Par ailleurs, en optant pour cette logique purement défensive, on occulte le fait que la Loi fédérale sur les étrangers mentionne explicitement que l’intégration implique une certaine ouverture de la part du peuple suisse. Et en renvoyant les deux communautés dos à dos , on exclut également toute possibilité de projet commun.» ❚

Vincent Monnet

* «Musulmans d’aujourd’hui. Identités plurielles en Suisse», sous la dir. de Mallory Schneuwly Purdie, Matteo Gianni et Magali Jenny, Labor et Fides, 205 p.