Campus n°97

Tête chercheuse

Horace-Bénédict de Saussure et le secret de la mitose

Connu pour son ascension du Mont-Blanc et ses travaux en physique, géologie, météorologie, etc., le savant genevois est également l’auteur de la découverte, tombée depuis dans l’oubli, de ce qu’on appellera un siècle plus tard la division cellulaire

saussure
Le 16 septembre 1765, dans son laboratoire installé dans le Château de Genthod, le jeune Horace-Bénédict de Saussure réalise une observation qui le prend au dépourvu. Depuis des jours, l’œil rivé à son microscope, il scrute des «animalcules» baignant dans une infusion. L’un d’entre eux, un peu plus gros et allongé que les autres, présente un resserrement en son centre. Lentement, les deux parties se séparent. Le temps de noter ce qu’il voit dans son journal d’expérimentation et les nouvelles entités se sont écartées, disparaissant du champ de vision. Dans les jours qui suivent, il répète à plusieurs reprises la même observation, la décrivant de manière plus minutieuse.

Le savant genevois vient d’observer une mitose, mais il l’ignore et pour cause: la théorie selon laquelle tous les organismes sont constitués de cellules ne sera établie que 70 ans plus tard. Cela n’empêche pas Horace-Bénédict de Saussure d’affirmer, avec raison, que ces animalcules invisibles à l’œil nu sont capables de se diviser. Bien que ce mode de reproduction ait été proposé avant lui par d’autres, notamment par son oncle et maître à penser Charles Bonnet, découvreur de la parthénogenèse, il n’avait jamais été «vu».

Le film de la division

«Saussure n’est de loin pas le premier à observer des organismes simples au microscope, précise Marc Ratcliff, maître d’enseignement et de recherche à la Section de psychologie et qui étudie depuis plusieurs années les cahiers d’expérimentation que le savant genevois a rédigés durant la période 1765-1766. Depuis un siècle que cette activité existe, une importante iconographie de ces minuscules créatures s’est constituée. Ainsi, en 1711, le Français Louis Joblot publie-t-il déjà des dessins de ces organismes en pleine phase de division. Mais ils n’ont jamais été interprétés ainsi. On pensait alors, comme Saussure lui-même au début de ses expériences, que ces animalcules aux formes non conventionnelles formaient des «espèces» différentes.»

La différence est que Horace-Bénédict de Saussure est le seul à avoir vu le film de la division cellulaire se dérouler du début à la fin. C’est en cela qu’il est un pionnier et peut, à juste titre, revendiquer la paternité de la découverte.

Si, au mois d’août 1765, le jeune professeur de philosophie à l’Académie de Genève (il est nommé à ce poste en 1762) décide de se lancer dans une série d’expériences sur la reproduction des animalcules, c’est parce que ce sujet est alors d’une grande actualité. D’un côté, comme l’écrit Marc Ratcliff dans l’ouvrage collectif H.-B. de Saussure (1740-1799) Un regard sur la Terre, ces années sont celles d’un renouveau des travaux au microscope. De l’autre, la découverte en 1743 de la régénération des polypes par le Genevois Abraham Trembley et la diffusion de la nouvelle dans tous les salons mondains du continent donne, quant à elle, une impulsion décisive à l’engouement des scientifiques et des amateurs pour le monde des corps invisibles.

Dans le cadre de l’exploration de cette Terra incognita, une série de parutions ouvrent le débat sur la transmutation. En 1749, le naturaliste anglais John Turberville Needham publie un ouvrage dans lequel il affirme avoir observé, au microscope, des animaux nés à partir de matières végétales, ce qui impliquerait donc le passage – la transmutation – d’un règne à l’autre. En 1765, le naturaliste italien Lazzaro Spallanzani, en répétant les manipulations de son collègue d’outre-Manche, arrive cependant à un résultat opposé. Ses expériences démontrent que la transmutation est impossible et il en profite pour établir que la génération spontanée – l’apparition de la vie sans ascendant – n’existe pas non plus. Le savant italien estime que les animalcules apparaissant dans les infusions utilisées dans ce type d’expériences ne sortent pas du néant, mais sont issus d’œufs préexistants.

Cela suffit pour convaincre Horace-Bénédict de Saussure de participer à la polémique en cours. Il faut dire qu’avant d’aller gravir les cimes, de fabriquer des hygromètres à cheveux ou encore de toucher à la géologie, le jeune scientifique a commencé sa carrière comme «Physicien-naturaliste», sous l’influence de Charles Bonnet. Cette très forte personnalité, respectée dans les cercles scientifiques de l’Europe du XVIIIe siècle, lui inculquera d’ailleurs la rigueur et l’exactitude dans l’observation et l’expérience qu’il conservera toute sa vie. Il va même jusqu’à lui offrir son premier microscope – un Nollet – en 1762, celui que Saussure utilisera pour observer la division cellulaire.

Pas de publication

Obtenus et solidement étayés après quatre mois d’expérimentation, les résultats du savant genevois s’opposent radicalement à la génération spontanée et à la transmutation. Ils sont même en mesure d’asseoir solidement la théorie de la préexistence, selon laquelle il existe un ascendant de la même espèce pour toute créature vivante. «Au moins ces […] espèces ne sont point produites par la matière […] elles exigent un germe ou une mère préexistante», écrit-il dans une lettre au physiologiste bernois Albrecht von Haller.

Curieusement, cette avancée décisive n’est pas publiée. Charles Bonnet et Albrecht von Haller sont avertis immédiatement, mais ensuite plus rien durant cinq ans. Horace-Bénédict de Saussure semble d’ailleurs se désintéresser de sa découverte et la laisse vivre sa propre vie. Il faut dire que son attention est déjà attirée par les cimes enneigées des Alpes et par quelques travaux de physique. Sans parler des troubles politiques qui touchent Genève au milieu des années 1760. Ce n’est que lorsque Needham, qui est aussi au courant, évente la nouvelle dans un de ses ouvrages en 1769 que Charles Bonnet prend sur lui de la publier à son tour en 1770 à la hâte.

«C’est en 1776 que Spallanzani décrit enfin toute la généalogie de la découverte et en attribue la paternité à Saussure, précise Marc Ratcliff. Mais, entre-temps, le microscopiste anglais John Ellis a refait les expériences et publié des dessins de la division cellulaire qui ressemblent à ceux des cahiers de Saussure, mais mieux réalisés. Ellis signale discrètement que c’est de Saussure lui-même qui lui a communiqué sa découverte lors de son voyage à Londres cette même année. Mais le mal est fait. Aujourd’hui encore, les historiens du microscope attribuent la découverte de la division des animalcules à Ellis et non à de Saussure. Alors qu’il s’agit d’un plagiat.»

Anton Vos

Une vie de sciences et d’escalades

1740: Naissance à Conches
1759:Termine une thèse sur la chaleur
1760:Première expédition à Chamonix: ascension du Brévent et du Montavers
1762: à l’une des chaires de philosophie de l’Académie
1765: Découverte de la division des animalcules
1767: Premier tour du massif du Mont-Blanc
1774: Deuxième tour du massif du Mon-Blanc: ascension du Cramont et essai d’un héliothermomètre
1775: Invention de l’hygromètre à cheveu
1778: Troisième tour du massif du Mont-Blanc
1784: Participation aux expériences aérostatiques des frères Montgolfier
1785: Met au point l’électromètre
1786: Quitte sa chaire de philosophie pour des raisons de santé
1787: Ascension du Mont-Blanc
1790: Reçoit un fauteuil d’associé étranger de l’Académie des sciences de Paris
1793: Député à l’Assemblée nationale genevoise
1794: Première attaque de paralysie
1796: Publie les tomes III et IV des Voyages dans les Alpes
1799: Meurt à Conches