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Étudier la vigne et le vin, pour mieux comprendre la région

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Le patrimoine viticole de Suisse romande est enseigné à l’Université de Genève. Un moyen original de comprendre l’histoire, la géographie et la culture de la région.

Dominique Zumkeller est un historien expert de l'histoire du vignoble genevois et romand. Il enseigne dans la session de formation continue Patrimoine viticole et vignobles romands. Il nous explique comment aborder la vigne et le vin sous un angle académique.


En quoi l’histoire du patrimoine viticole est-elle importante pour comprendre la région ?

L’histoire de notre région n’est pas assez connue et celle de l’agriculture l’est encore moins.  Pour la majorité des gens le vin est avant tout une boisson. Du côté des historiens, il faut avouer qu’il est plus facile d’aborder la question de l’histoire de l’agriculture avec du raisin ou du vin qu’avec des betteraves ou des patates ! Parler du passé est une manière de faire prendre conscience du paysage qui nous entoure. Savez-vous par exemple pourquoi quand on passe la douane au pied du Salève il y a des maisons d’un côté et de la campagne de l’autre ? Et bien on le doit à une loi votée en 1929 sur les zones à protéger et à bâtir dans la campagne genevoise. Genève était précurseur, et cela a permis de sauver la campagne. À l’époque, on craignait sans doute que cette Genève internationale qui voyait le jour envahisse le territoire.


Souvent, les vins suisses ont la réputation d’être chers et pas toujours bons, pourquoi ?

Durant la pandémie, nombreux sont ceux qui ont fait des efforts de consommation locale. Cela a permis aux habitants de la région de mieux comprendre pourquoi un vin suisse est trois fois plus cher qu’un vin chilien, car ils rencontrent l’agriculteur et voient le contexte de production. Le produit local dont on parle, le vin, a 2000 ans d’histoire. Entre-temps, notre campagne s’est bien modernisée.

Au 18e siècle, le vin genevois était imbuvable, voire dangereux pour la santé. À cette époque, tous les agriculteurs en Suisse n’étaient pas logés à la même enseigne. À Genève, on avait une agriculture de pauvre, très morcelée, qui n’avait rien à voir avec des fermes gruériennes où l’on exportait du fromage dès le XVIe siècle. Aujourd’hui, les exploitations suisses sont sur pied d’égalité mais d’un point de vue historique, on importait du vin au 16e siècle à Genève alors qu’à Neuchâtel on l’exportait déjà. Même chose en Lavaux, une région qui s’est spécialisée assez tôt dans le vin. En revanche, le Valais faisait de la piquette jusqu’au XIXe (il ne faut pas le leur dire, ils seraient fâchés). Les vignerons valaisans et genevois se sont d’ailleurs inspirés de la production vaudoise pour améliorer la qualité de leurs vins (ça non plus, ne pas en parler…).

Actuellement, tous les cantons font du bon vin, mais il y a 200 ans, notre agriculture ressemblait à celle des pays en développement aujourd’hui, avec des rendements ridicules. On parle de révolution industrielle parce qu’elle est rapide et visible. L’histoire de la campagne et de l’agriculture est lente, discrète, mais constante.


Comment en est-on venu à faire de bons vins en Suisse ?

En Suisse romande, Genève est le premier canton qui a pris conscience, grâce à des gens comme Nicolas Bonnet, qu’on pouvait améliorer le vin en baissant les rendements à l’hectare. Nous sommes dans les années 70. Pour l’anecdote, en Valais, quand des lois ont été votées pour réduire le rendement à l’hectare, les Valaisans ont poussé des cris d’orfraie. Il ne fallait pas gaspiller ce que le Bon Dieu avait créé ! Cette attitude nous venait tout droit du traumatisme de la Seconde guerre mondiale, durant laquelle il fallait à tout prix nourrir le peuple.

Les pères de ces viticulteurs pionniers du bon genevois élevaient encore des vaches, ce n’est donc pas si vieux. Le passé de ces fermes est d’ailleurs inscrit dans la pierre avec des étables, des écuries. Aujourd’hui, il y a des tonneaux à la place des vaches. On peut encore les voir par exemple chez Jean-Pierre Pellegrin (Domaine de Grand’Cour à Peissy). En une génération, ces gens sont passés de la polyculture à la monoculture de vin.

Aujourd’hui, on a renversé la vapeur. Les clients sont fâchés lorsqu’un restaurant ne sert pas de vin genevois. Ils se sont réapproprié cette fierté. Même dans les grandes surfaces, on voit de plus en plus de vins genevois et ce n’était pas le cas dans les années 60.


Cet engouement pour le vin a-t-il eu une influence sur le caractère des locaux ?

En tous les cas, cela a permis un mélange de population dans ces villages. Lors des Caves ouvertes, il y a une grande différence entre la population locale qui vient déguster et passer un bon moment, puis acheter un carton de vin, et la population internationale, qui va vivre cela comme une sortie de week-end, sans forcément acheter, mais en consommant sur place. Eux aussi aiment bien voir le monde rural qui les entoure.

Plus que le caractère des gens, c’est l’aspect des villages qui a beaucoup changé, malheureusement. Le travail de la terre et de la vigne s’est beaucoup mécanisé, et certains villages sont vides durant la journée. On assiste à une concentration des domaines, lente mais inexorable et des bâtiments ruraux devenus inutiles sont transformés en résidences. C’est un problème pour le patrimoine car certaines transformations changent l’aspect des villages. Ces bâtiments ont pourtant un intérêt architectural important. Ils montrent aux visiteurs que ce pays est occupé depuis la nuit des temps. Il faut bien sûr les adapter, mais aussi veiller à en garder l’esprit.


Dans certaines régions comme Lavaux, la protection du vignoble est totale, est-ce mieux ainsi ?

Le célèbre vignoble de Lavaux est très protégé, il est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Mais cela créée évidemment des tensions politiques car on ne peut pas muséifier un paysage et s’attendre à ce que l’agriculture puisse continuer à s’y développer. Il ne faut pas en faire un Disneyland comme les Cinque Terre en Italie.

Ironiquement, le paysage de Lavaux était bien plus varié il y a 100 ou 200 ans qu’aujourd’hui. Tout n’était pas en vigne, les cartes et cadastres du XVIIIe siècle le montrent. Le paysage de l’époque n’était pas du tout celui que l’on connaît maintenant, en fait. Le résultat de ce choix, c’est que le prix de revient d’une bouteille en Lavaux est 2-3 fois plus élevé qu’en région genevoise. Cette agriculture va donc de plus en plus être réservée aux consommateurs fortunés.


A Genève, l’histoire du vin semble raconter le Grand Genève, pourquoi ?

A la fin des guerres napoléoniennes, en 1814-15, le rattachement de Genève à la confédération nécessitait d’arrondir nos frontières, mais les Genevois avaient des terres sur sol français, et ils ont continué à les cultiver. La culture de la vigne était alors marginale.

A l’époque, Genève prévoyait d’avoir un plus grand territoire reliant les sommets du Jura, du Vuache, du Salève et des Voirons, mais les syndics genevois craignaient d’avoir une majorité de catholiques dans le canton et d’ainsi dénaturer l’esprit de Genève. Ils ont donc demandé de réviser les frontières proposées par Charles-Pictet de Rochemont. Trente ans plus tard à peine, les catholiques sont pourtant devenus majoritaires à Genève. Jusqu’à ce jour, l’Europe n’a jamais pu se débarrasser de ces exceptions et on essaie de recréer à grand peine le Grand Genève. Et ironie de l’histoire, nous avons de nos jours des vins AOC genevois dont le raisin a poussé dans la campagne près de Ferney-Votaire…


Calvin était-il un nom prédestiné  ?

Oui, Calvin aimait beaucoup le vin, il dépensait d’ailleurs une bonne partie de son salaire pour s’approvisionner. On dit qu’il se faisait livrer et buvait 600 litres de vin par année. C’était de la piquette, mais ça fait beaucoup ! Protestantisme et vin se lient en fait très bien. Le Genevois protestant ne fera jamais d’excès, il achètera sagement son carton pour le repas du dimanche. Mais on ne verra jamais non plus un banquier genevois rouler en Rolls Royce !

Cet article a également été publié dans l'édition de juillet-août 2021 de newSpecial.

 

Rallye gourmand

Pour rencontrer les vignerons de la région genevoise, les caves sont ouvertes au public les vendredi soir et les samedi matin. Un rallye gourmand est organisé les 14-15 août à Genève