Campus n°156

L'empathie, un pont vers l'autre

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L’EMPATHIE À VOLONTÉ DES PSYCHOPATHES LA SOCIÉTÉ AURAIT TOUT À GAGNER À RENFORCER L’EMPATHIE ET LA COMPASSION DANS LA POPULATION. MAIS LA TENDANCE SEMBLE PLUTÔT INVERSE

L’empathie est en déclin. C’est en tout cas ce que suggère une méta-analyse de l’Université du Michigan parue dans le numéro du mois de mai 2010 de Personality and Social Psychology Review. L’observation, statistiquement significative, ne porte certes que sur des étudiants et étudiantes aux États-Unis interrogés entre 1979 et 2009 mais les causes probables avancées par les auteurs non seulement existent ailleurs mais semblent en plus ne pas s’atténuer: augmentation de comportements et d’attitudes tels que le narcissisme, le désir d’argent, la compétitivité et l’individualisme, la hausse de la violence et du harcèlement dans la société et, surtout, l’évolution rapide des technologies de l’information avec, en particulier, l’explosion du temps passé devant les écrans au détriment de l’interaction avec de vraies personnes. Si cette tendance devait se vérifier dans les années à venir, cela n’aiderait pas l’humanité à régler ses problèmes.

«L’empathie, cette capacité à ressentir ce que les autres ressentent, et la compassion, qui s’en distingue sensiblement, sont des facultés qui permettent la coopération entre individus et la recherche de solution, confirme Olga Klimecki, collaboratrice scientifique au Centre interfacultaire des sciences affectives (CISA) et actuellement chercheuse à l’Université d’Iéna (Allemagne). Elles ont contribué à construire le monde complexe que nous connaissons. Il faudrait donc les renforcer ou les entraîner, car nous savons que cela peut aider à faire avancer la société et à la sortir des grandes crises actuelles.»

L’empathie fait partie de ce que les psychologues appellent la «théorie de l’esprit», qui n’est pas une théorie mais une aptitude permettant à un individu d’attribuer des états mentaux à soi-même ou à d’autres individus. Son volet cognitif représente la capacité de comprendre la perspective, les pensées et les intentions de l’autre. Son volet émotionnel, lui, désigne la capacité non seulement à comprendre les émotions exprimées par la personne que l’on a en face de soi mais aussi à les ressentir. C’est-à-dire que les émotions de l’autre deviennent la source de ses propres émotions.

«On parle d’émotions du même type, précise Olga Klimecki. Quand quelqu’un s’approche de moi en colère et que je ressens de la peur, ce n’est pas de l’empathie, mais une réaction aux émotions d’autrui. L’empathie, c’est quand je rencontre une personne joyeuse, par exemple, et que je capture cette joie et la ressens à mon tour. Mon émotion n’en est pas pour autant exactement la même que celle de mon interlocutrice ou de mon interlocuteur. Chacun a sa propre mémoire, ses propres valeurs qui vont dicter la force des émotions.»

Les expériences menées avec l’imagerie cérébrale ont montré que l’empathie est mesurable dans le cerveau. Quand un individu voit un visage exprimant la joie, son cerveau active les mêmes aires cérébrales impliquées dans cette émotion. Le cerveau crée une simulation de l’émotion de l’autre à partir des souvenirs qu’il possède de cette émotion précise. Et cela fonctionne à la fois pour les émotions positives et négatives comme la colère, la tristesse ou le dégoût.


Détresse et compassion
Quand l’émotion de l’autre marque une souffrance, cependant, l’empathie peut prendre différentes formes. L’une de ces réactions est la détresse empathique. Elle se manifeste quand le ressenti est tellement fort, l’expérience empathique tellement profonde qu’elle peut provoquer un comportement de protection sous la forme d’un désengagement de la situation difficile. L’autre réaction est la compassion. Dans ce cas, la réaction à la souffrance d’autrui entraîne au contraire de la bienveillance et une motivation à lui venir en aide.

Dans son travail de thèse, réalisé il y a 15 ans, Olga Klimecki a montré que ces deux cas de figure activent deux réseaux neuronaux différents et que chacun d’entre eux possède de la plasticité, c’est-à-dire qu’ils peuvent être modifiés dans une certaine mesure. Dans le cerveau des participant-es qui sont entraîné-es durant une semaine à partager la douleur d’autrui, on observe une activation des aires cérébrales impliquées dans la douleur. Mais chez celles et ceux qui sont entraîné-es à ressentir de la compassion (lire ci-contre) pour des gens qui souffrent, ce sont d’autres zones corticales qui sont favorisées, notamment le cortex orbitofrontal, très important pour intégrer les émotions et guider nos actions, ainsi que le striatum, une région profondément cachée dans le cerveau et impliquée dans la motivation, le système de récompense, le sentiment de proximité avec les autres, etc.

«Cette découverte m’a appris à faire attention à mes actions au quotidien puisqu’on peut favoriser l’une ou l’autre des facultés, commente-t-elle. La compassion est probablement la plus adaptée en tant que réaction à la souffrance, car elle renforce les émotions positives – ce que nous avons également mesuré dans nos études – et le comportement prosocial, ce qui, à son tour, aide à augmenter sa propre capacité de résilience. La détresse empathique, par contre, peut favoriser la survenue de burn-out ou la fatigue empathique.»

Résolution de conflits
La compassion a également montré son utilité dans la résolution de conflits. Olga Klimecki et ses collègues ont en effet étudié son influence sur plusieurs situations différentes. La première est la relation que l’on peut entretenir avec une personne «difficile», c’est-à-dire qui est la source de conflits fréquents. Dans un article paru le 26 octobre 2023 dans Scientific Reports, un entraînement de cinq semaines à la compassion a permis aux volontaires de se sentir plus proches de l’individu mal aimé et de ressentir à son égard moins de schadenfreude, c’est-à-dire moins de plaisir à ses déconvenues ou à sa souffrance.

«Ce qui est très fort, c’est que l’entraînement à la compassion a mobilisé l’évocation de différentes figures de l’entourage des volontaires (en l’occurrence eux-mêmes, une personne qu’ils aiment bien et l’ensemble des êtres humains) mais pas du tout de la personne problématique, souligne Olga Klimecki. Malgré cela, on a mesuré des effets positifs. Les participants et les participantes ont donc réalisé un transfert qui leur a permis de changer leur attitude dans la situation conflictuelle.»

D’autres travaux similaires, menés dans le cadre de la thèse de Patricia Cernadas Curotto, chercheuse au CISA, codirigée par Olga Klimecki, portent sur les couples en situation de crise. Dans ce cas, l’entraînement à la compassion a aidé les membres du couple à s’engager davantage pour leur propre intérêt. Et les personnes ayant suivi cette formation ont été plus satisfaites avec les termes de la résolution du conflit que les autres.

Le même travail, terminé en 2022, s’est attelé au conflit israélo-palestinien – à une époque où les tensions étaient très en dessous de ce qui prévaut depuis le 7 octobre dernier. Mais dans ce cas, l’entraînement à la compassion, comparé à un groupe contrôle qui s’est adonné à un entraînement de la mémoire, n’a pas réussi à rapprocher significativement les membres des deux camps. Tout au plus, les auteurs ont-ils pu observer une tendance chez les Israéliens ayant été formés durant trois semaines à la compassion à soutenir davantage l’aide humanitaire en direction des Palestiniens. Une étude similaire, parue en 2017 dans Mindfulness, a été réalisée en Israël mais sans groupe de contrôle actif. Elle a, quant à elle, permis d’observer une augmentation du soutien chez les Israéliens pour des compromis politiques avec les Palestiniens après un cours à la méditation de pleine conscience de huit semaines.

Ces différentes avancées indiquent que davantage d’empathie et de compassion ne peuvent pas faire de mal à la société dans son ensemble. Pour y parvenir, cependant, il n’est pas sûr que l’entraînement à la compassion, notamment par la méditation, suffise. Pour Olga Klimecki, il serait utile de trouver un moyen pour que les individus passent plus du temps à interagir les uns avec les autres dans la vraie vie. Autrement dit derrière les écrans et ce, dès le plus jeune âge.

«Jouer à la guerre sur un jeu vidéo n’est pas la même chose que jouer à la guerre avec d’autres enfants, analyse-t-elle. Dans le premier cas, on sait qu’on n’a pas affaire à de vrais êtres humains et qu’il n’y a pas de contact direct avec les autres joueurs. On peut taper, tuer, massacrer, sans problème. Dans le second, on est physiquement en présence des autres. On ne peut pas les déglinguer comme dans un jeu. On est obligé d’apprendre à faire attention aux camarades et à ne pas leur faire du mal pour de vrai. Cela fait partie de l’apprentissage de l’empathie.»

Comment compatir


L’entraînement à la compassion est basé sur les techniques de méditation. Il se déroule en silence. Selon l’étude à laquelle ils et elles participent, les volontaires, assis ou marchant lentement, peuvent, durant des séances étalées sur plusieurs semaines, cultiver de la compassion pour eux-mêmes et elles-mêmes, une personne qu’ils aiment bien, une personne neutre, une personne difficile ou encore pour tout le monde. Il s’agit d’imaginer l’autre, de lui souhaiter une bonne santé, la sécurité, tout en faisant attention à ce qu’on ressent soi-même sur le moment présent.

L’empathie à volonté des psychopathes


On a longtemps pensé que les psychopathes étaient dénués d’empathie. En réalité, des recherches publiées dans la revue Brain en 2013 ont démontré le contraire. Ces travaux ont révélé que les psychopathes sont capables d’activer les réseaux neuronaux de l’empathie si on leur demande expressément de ressentir de l’empathie quand ils regardent une personne qui souffre. Ils pourraient donc allumer ce sentiment par la seule force de leur volonté.

D’autres études, réalisées par Olga Klimecki dans des prisons de haute sécurité qui abritent des meurtriers et des assassins, ont tenté de mesurer l’empathie et le comportement prosocial des détenus. Ces derniers ont pour cela participé à des jeux économiques où il leur a été demandé de donner de l’argent à des gens représentés par des visages exprimant de la souffrance. Les résultats dans cette population sont les mêmes que dans la population normale, à savoir que plus cette souffrance est forte, plus elle suscite d’empathie et plus le don d’argent est important.