Campus n°156

Sociabiliser, ça s'apprend tout bébé

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Vivre en société implique non seulement de comprendre et de contrôler ses propres émotions, mais aussi de déchiffrer celles d’autrui. Une faculté qui commence à se développer chez l’être humain avant la naissance et jusqu’à l’âge adulte.

L’être humain est par nature un animal social. Mais comment le nouveau-né est-il équipé pour s’adapter au monde qui l’entoure et comment se développent ses compétences sociales? Professeur au Département de psychologie de la FPSE et directeur du Laboratoire du développement sensori-moteur, affectif et social, Édouard Gentaz étudie ces questions depuis de nombreuses années. Il y a consacré une foule d’articles scientifiques, de nombreux ouvrages de vulgarisation, ainsi que le MOOC (cours en ligne ouvert et massif) «Développement psychologique de l’enfant», accessible gratuitement sur la plateforme Coursera.
Entretien.

Campus: De nombreux travaux indiquent que le développement social du bébé commence déjà avant sa naissance. Qu’en est-il?

Édouard Gentaz: Lorsqu’il se trouve dans le ventre de sa mère, le fœtus est soumis à un éventail très varié de stimulations sensorielles qui peuvent être tactiles ou auditives. Il va s’en servir pour préparer au mieux la transition que constitue sa venue au monde. On sait aujourd’hui qu’autour de 34 semaines, un fœtus est capable de reconnaître les sons de sa langue maternelle et de faire la différence entre la voix de sa mère et celle d’une personne inconnue. Au même âge, il peut aussi produire un répertoire limité d’expressions faciales telles que le sourire, un visage de pleurs ou encore une expression de dégoût en fonction des différents stimuli auxquels il est exposé. Ces aptitudes sont autant d’outils dont se servira le nouveau-né pour ses besoins fondamentaux afin d’assurer sa survie et de créer des liens affectifs d’attachement avec son entourage une fois qu’il sera venu au monde.

Bien que la vision du nouveau-né ne soit pas encore très mature, elle semble préprogrammée pour détecter ses congénères. Est-ce exact?

Certaines études sont arrivées à la conclusion que dès la naissance, le bébé était spontanément attiré par les mouvements dits «biologiques», c’est-à-dire des mouvements produits par un organisme vivant, qu’il s’agisse d’un être humain ou d’un autre vertébré. D’autres travaux semblent toutefois indiquer que les nouveau-nés accordent davantage d’attention aux mouvements associés à un déplacement réel, que ceux-ci représentent ou non des actions humaines. Ce qui est bien établi en revanche, c’est qu’ils ont une préférence marquée pour les visages par rapport aux objets.


Est-ce vrai pour tous les visages humains?

Un bébé âgé de 15 minutes n’a aucune préférence quand on lui présente des visages attractifs ou non. Mais après 72 heures de vie seulement, ce n’est déjà plus vrai et il va privilégier les premiers aux seconds.


Comment cela s’explique-t-il?

Les visages jugés attractifs sont ceux qui correspondent le plus au visage moyen d’un être humain, c’est-à-dire qu’ils correspondent à la norme la plus souvent observée. Durant les quelques jours que le bébé passe à la maternité immédiatement après sa naissance, il va avoir l’occasion de croiser entre 6 et 15 visages différents et il semble que cela soit suffisant pour lui permettre de créer un «prototype» de ce que doit être un visage humain. De la même manière, quelques jours vont lui suffire pour manifester une préférence pour le visage de sa mère par rapport au visage d’une personne qui lui est étrangère. Enfin, selon une logique similaire, le nouveau-né n’a pas de préférence pour le groupe ethnique auquel il appartient, alors que c’est le cas à l’âge de trois mois.


Fait-il preuve de la même précocité avec le langage?

Oui. Tous les phonèmes que le fœtus entend dans le ventre de sa mère vont dicter ses préférences à la naissance et lui permettre de reconnaître progressivement les sons qui appartiennent à sa langue, même s’il lui faudra encore beaucoup de temps pour être capable de les verbaliser. Plusieurs études ont par ailleurs montré que, dès la naissance, les bébés préfèrent écouter des phrases dans leur langue maternelle plutôt que dans une langue étrangère. On sait par ailleurs que le langage joue un rôle important dans les processus d’attachement.


Pouvez-vous préciser?

Si on apprend au bébé qu’en tétant plus rapidement, il va entendre la voix de sa mère plutôt que celle d’une autre personne, celui-ci est capable de modifier son comportement pour solliciter la voix maternelle. À l’inverse, des expériences récentes ont permis de montrer que si la mère ne parle pas à son bébé durant les premiers jours de sa vie, celui-ci aura des difficultés à la reconnaître visuellement. Ce qui signifie que le nouveau-né se sert de la voix qu’il a entendue durant plusieurs semaines in utero pour identifier sa mère. Une autre étude a mis en évidence le fait que la préférence des nouveau-nés pour les visages qui leur sont familiers ne fonctionne que si le discours de ces personnes est synchrone avec le visage qui est présenté au bébé. Ce qui veut dire que dès la naissance, les êtres humains sont donc d’ores et déjà sensibles à la coordination des lèvres avec le discours.


Sont-ils également capables d’exprimer des émotions?

Les nouveau-nés sont capables de produire un certain nombre d’expressions faciales en réaction à des situations spécifiques, par exemple sourire en réaction à une odeur agréable ou produire une expression de dégoût lorsqu’ils sont confrontés à une odeur désagréable.


Et peuvent-ils discerner celles d’autrui?

La capacité à lire les émotions d’autrui est la clé de la sociabilisation. C’est le premier moyen dont dispose l’être humain pour interagir avec ses semblables. Au travers des expressions faciales, les bébés sont très tôt capables d’identifier les émotions primaires telles que la joie, la surprise, la peur, la colère, le dégoût et la tristesse. Cela est vrai dans toutes les cultures et il a par ailleurs été prouvé que les aveugles de naissance expriment la joie de la même manière que les personnes voyantes, en utilisant les mêmes muscles du visage, alors qu’ils n’ont jamais eu d’interaction visuelle avec d’autres êtres humains. Ces résultats tendent à démontrer le caractère universel et inné de ces émotions.


Qu’en est-il des émotions dites «morales», comme la honte, la culpabilité, le mépris, l’admiration ou l’empathie?

Contrairement aux émotions primaires, les émotions morales n’apparaissent pas dès la naissance. Elles se mettent en place vers le milieu de la seconde année de vie et sont liées au développement socio-cognitif de l’enfant. Elles supposent en effet la capacité à prendre en compte les normes sociales, à s’apercevoir des implications de ses propres actions sur les autres et à se représenter l’état mental d’une autre personne. Pour se sentir embarrassé, par exemple, il faut en effet être apte à discerner qu’une autre personne pense que son action est inadaptée. Pour être capable d’empathie, il faut en plus parvenir à se mettre à la place de l’autre et comprendre que les causes et conséquences de la joie que je perçois ne sont pas liées à moi. Une compétence qui n’apparaît pas avant l’âge de 4 ou 5 ans. Et ce n’est qu’en entrant dans l’adolescence que l’on devient susceptible de ressentir de l’empathie pour des raisons plus abstraites à notre perception immédiate comme l’injustice sociale ou la faim dans le monde.


Existe-t-il un lien avéré entre la capacité à maîtriser ses émotions et l’habileté à bien fonctionner socialement?

Il y a quelques années, en compilant différentes études menées partout dans le monde, des chercheurs sont arrivés à la conclusion qu’il existait effectivement un lien significatif entre ce que l’on appelle les compétences émotionnelles – soit le fait d’être capable d’identifier, de comprendre et de réguler ses émotions – et les compétences à la fois sociales et académiques.


À cet égard, vous avez consacré de nombreux travaux au rôle des émotions dans les apprentissages scolaires. Quelles conclusions en tirez-vous?

C’est un domaine de recherche qui suscite beaucoup d’intérêt chez les chercheurs et les pédagogues depuis quelques années. Les compétences émotionnelles sont en effet cruciales non seulement pour permettre aux élèves d’interagir et de nouer des relations avec les autres, mais également dans les processus d’apprentissage.


Dans quelle mesure?

En collaboration avec des enseignantes et leurs formatrices, nos équipes ont par exemple récemment pu montrer que de meilleures capacités à comprendre les émotions chez les élèves âgés de 3 à 6 ans favorisaient leur réussite en mathématiques. D’autres études ont mis en évidence le fait que la connaissance que les élèves possèdent de leurs émotions à 5 ans, et plus spécifiquement la capacité à détecter, reconnaître et identifier correctement les signaux émotionnels, facilite les interactions sociales positives et prédit leurs habiletés sociales et leurs résultats scolaires en lecture à 9 ans. Les élèves présentant de meilleures compétences émotionnelles semblent par ailleurs plus aptes à réguler les émotions négatives telles que l’anxiété, l’ennui ou la déception relative à leurs résultats scolaires. Enfin, pour apprendre, les élèves (et en particulier les jeunes) ont besoin du soutien des adultes et de leurs pairs. Or, les élèves plus compétents sur le plan émotionnel gèrent mieux les relations avec leurs enseignants, leurs pairs et leurs familles, ce qui leur fournit un «réseau de soutien social» les protégeant dans les moments de stress et les soutenant lorsqu’ils sont confrontés à une nouvelle situation d’apprentissage requérant l’aide d’un expert.


Est-il possible d’améliorer ces compétences lorsque celles-ci sont défaillantes?

Tout à fait. Nous avons d’ailleurs mis en place différents programmes qui vont dans ce sens dans les écoles genevoises et du Valais. Globalement, il s’agit de proposer aux élèves des entraînements à la reconnaissance et à l’identification des émotions, des conversations portant sur les émotions ou de travailler sur les postures corporelles. On peut aussi recourir à des jeux qui consistent à faire semblant de... En effet, adopter la perspective d’autrui en jouant un rôle nécessite d’imaginer l’expérience émotionnelle de l’autre et, par conséquent, de l’éprouver et de la comprendre. De plus, les enfants qui sont capables d’exprimer des émotions dans leur jeu devraient être capables de reconnaître et d’identifier les indices émotionnels chez eux aussi bien que chez les autres. Et dans le cadre du projet Emoty, qui vient de s’achever, nous avons utilisé un jeu de cartes ludique que nous avons testé auprès de 162 élèves de 4 à 12 ans tout au long de l’année scolaire. Les résultats obtenus montrent des progrès significatifs. On a donc de bonnes raisons de penser que ce type de démarche vaudrait la peine d’être largement diffusé.


Dans une autre étude menée récemment, vous avez également fait le lien entre la participation à des camps de vacances et l’altruisme chez l’enfant…

Ces camps avec nuitées sont des espaces de sociabilisation et d’expérimentation, hors de la famille, qui s’installent dans la durée et intègrent toute la vie quotidienne. Ils impliquent des interactions permanentes avec des adultes et d’autres enfants, riches en apprentissages informels. Nous souhaitions montrer qu’un tel contexte est favorable au développement des compétences socio-émotionnelles et nous y sommes parvenus, puisque nos résultats ont révélé une hausse du niveau d’altruisme chez les enfants au sein du groupe qui avait participé à ce type d’activité par rapport à un groupe contrôle n’y ayant pas participé.


«Comment les émotions viennent aux enfants», par Édouard Gentaz, Éd. Nathan, 128 p.
«Développement psychologique de l’enfant», par Édouard Gentaz et al., MOOC disponible sur la plateforme Coursera à l’adresse: www.coursera.org/learn/enfant-developpement/