Campus n°156

Un pour tous, tous pour un

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L’intelligence collective est l’outil idéal pour affronter des problèmes complexes tels que le changement climatique, la lutte contre la pauvreté ou la gouvernance mondiale, selon Thomas Maillart, dont l’expertise en matière de hackathons bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance internationale.

Le tout vaut plus que la somme des parties, affirmait Aristote. Près de 2500 ans plus tard, Thomas Maillart, maître d’enseignement et de recherche rattaché à la Faculté d’économie et de management et à la Faculté de médecine, s’efforce d’en apporter la preuve. D’une part, en contribuant activement au développement des connaissances scientifiques sur l’intelligence collective. De l’autre, au travers des activités qu’il a menées jusqu’à récemment au sein de l’initiative Open Geneva, qu’il a fondée et présidée jusqu’à peu. Une association à but non lucratif qui s’est donné pour mission de promouvoir et de stimuler l’innovation ouverte, notamment à travers l’organisation de hackathons – ces moments d’intelligence collective de quelques dizaines d’heures, dont le but est de développer des solutions pratiques à des problèmes concrets (lire en page 37).

L’aptitude à collaborer pour être plus efficace n’est pas le propre de l’être humain. Au sein du règne animal, de nombreuses espèces ont développé des stratégies spécifiques d’intelligence collective leur permettant d’assurer leur survie. Les fourmis vivent ainsi au sein de colonies hiérarchisées où chaque individu à un rôle spécifique. Elles sont capables de communiquer entre elles, de résoudre des problèmes et de coopérer pour atteindre des objectifs communs.

Les chimpanzés s’associent pour chasser, utilisent des formes complexes de communication et démontrent des facultés d’apprentissage social. Les corbeaux sont dotés d’une mémoire exceptionnelle et ont démontré leur aptitude à résoudre des problèmes en groupe, tandis que la collaboration au sein d’une meute de loups est un élément essentiel à sa survie… Ce qui fait la spécificité d’Homo sapiens, c’est que son langage sophistiqué, sa culture complexe et sa capacité à transmettre des connaissances de génération en génération lui permettent d’aller beaucoup plus loin dans l’exercice.

«L’intelligence collective n’est pas bonne ou mauvaise en soi, note Thomas Maillart. Elle peut générer des bénéfices, mais elle peut aussi s’avérer terriblement destructrice. L’histoire du Projet Manhattan, qui a donné lieu à la création de la première bombe atomique, n’étant qu’un exemple controversé parmi d’autres. La question est plutôt de savoir dans quelles conditions elle peut apporter de la plus-value. Autrement dit: quels types d’interactions entrent en jeu pour permettre aux humains de générer de la valeur?»

Premier constat du chercheur: l’intelligence collective n’est pas utile partout et en tout temps. Lorsqu’on se trouve face à un problème dont les contours et l’origine sont relativement bien définis, le recours à un ou plusieurs spécialistes reste ainsi la meilleure solution.

En revanche, l’intelligence collective démontre toute son efficacité face à ce que les Anglo-Saxons nomment des «wicked problems» (problèmes pernicieux ou vicieux, ndlr), soit des situations dans lesquelles on manque du savoir nécessaire, qui impliquent de multiples acteurs ayant des visions divergentes sur la nature du problème et/ou qui nécessitent un traitement transversal bousculant l’organisation traditionnelle du travail.

Une catégorie dans laquelle on peut ranger le changement climatique, la pauvreté, les migrations, le terrorisme, la gestion d’une pandémie ou encore les nombreux défis liés à la digitalisation de la société.

Thomas Maillart est entré dans ce domaine au moment de sa thèse de doctorat. «À l’époque, je souhaitais travailler sur les risques liés à la cybersécurité, rembobine le chercheur. Mais mon professeur ne disposait pas de fonds pour ce type d’étude, il m’a donc conseillé de me pencher sur les performances des communautés impliquées dans la production de logiciels open source. Et il s’est rapidement avéré que celles-ci constituent un bel exemple du potentiel de l’intelligence collective en ligne dans la mesure où elles témoignent de la capacité à construire en groupes plus ou moins larges des logiciels extrêmement complexes, très performants et dotés d’une grande résilience. Le tout sur la base d’une organisation très horizontale, au sein de laquelle le contrôle est très faible et qui va donc à l’encontre des grands préceptes du management traditionnel.»

L’étude de ces communautés en ligne permet à Thomas Maillart de tirer de nombreux enseignements qui vont nourrir ses recherches ultérieures. Le premier d’entre eux est qu’il ne faut pas sous-estimer l’importance de la motivation intrinsèque des êtres humains, laquelle n’est pas moins forte que le désir de gagner de l’argent ou d’acquérir des bénéfices matériels. Au contraire.

«Tout le monde est obligé de travailler pour payer ses factures, se nourrir, soutenir sa famille et ses proches, poursuit le chercheur. Mais ce n’est pas ça qui est décisif lorsqu’on choisit de consacrer sa vie à tel ou tel métier. La passion, le fait d’avoir des interactions sociales et l’idée qu’on participe peut-être à l’accomplissement d’un objectif supérieur sont des moteurs essentiels. C’est ce qui fait que des gens sont prêts à donner de leur temps et de leur énergie de manière bénévole, pour autant que les circonstances soient favorables.»

En l’occurrence, deux ingrédients s’avèrent très bénéfiques au déploiement de l’intelligence collective. D’abord, le fait que chaque participant puisse être informé de ce que les autres font (peer review). Ensuite, la capacité de chacun à exercer son libre arbitre quant aux tâches qu’il souhaite accomplir ou non (task self selection).

La deuxième leçon que Thomas Maillart tire de l’observation des communautés open source est que le temps de l’innovation n’est pas linéaire. Comme lorsqu’on essaie de rassembler les pièces d’un puzzle, il ne se passe pas grand-chose pendant un certain laps de temps avant que, tout d’un coup, les choses se mettent en place. On peut décrire ce phénomène en reprenant la distinction que faisaient les Grecs anciens entre le temps routinier (Chronos) et le temps perçu (Kairos) et qui a été remise au goût du jour par Wanda Orlikowski, professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Pour un ou une scientifique, le premier correspond aux périodes consacrées à la rédaction d’articles et à l’enseignement, tandis que le second renvoie aux quelques moments dans l’année où il se rend à un colloque ou à une grande conférence. «C’est l’occasion de présenter ses travaux, de rencontrer des pairs, commente Thomas Maillart. Ce brassage d’idées engendre une émulation qui permet de repartir avec des idées différentes et qui débouche souvent sur une forte poussée de créativité. Il y a de nombreuses preuves dans le cas des logiciels open source, cette façon de briser la routine provoque des pics d’activité spectaculaires.»

Enfin, l’étude des communautés open source a également permis à Thomas Maillart de démontrer que la fameuse assertion d’Aristote selon laquelle le tout vaut plus que la somme des parties a certaines limites. Un postulat que l’agronome français Maximilien Ringelmann avait d’ailleurs déjà proposé à la fin du XIXe siècle en affirmant qu’à partir d’un certain nombre de personnes impliquées dans un groupe, les coûts de coordination tendent à annuler tout bénéfice.

Dans un article publié peu après sa thèse, Thomas Maillart fait ainsi la preuve que le fait de réunir des gens autour d’une tâche commune entraîne bel et bien une hausse de la productivité et que celle-ci est mesurable par une loi mathématique. Dans le même temps, il montre que plus le groupe est grand, parfois plusieurs centaines de contributeurs, plus cette accélération de la productivité va être réduite.

Le domaine de la cybersécurité a également permis au chercheur d’enrichir sa boîte à outils. Une des applications les plus massives de l’intelligence collective dans cette problématique est ce que l’on appelle les «bug bounty» ou «prime aux bogues» en français. Il s’agit d’un programme de récompenses proposé par de nombreux sites web et développeurs de logiciels qui offrent des récompenses aux personnes signalant des bogues, surtout ceux associés à des vulnérabilités. Ces programmes permettent aux spécialistes en sécurité de partager via un tiers de confiance leurs découvertes de bogues avec les sociétés éditrices de logiciels, qui peuvent ensuite corriger ces failles avant que les pirates informatiques et le grand public en soient informés. Des primes pouvant s’élever jusqu’à un million de dollars ont été offertes par des entreprises telles que Facebook, Apple, Google, La Poste suisse ou encore Swisscom. Même le Département de la défense américain, pourtant très féru de secrets, s’y est mis depuis quelques années.

«Les technologies actuelles sont tellement complexes que l’on n’a pas d’autre choix que de les ouvrir à la collectivité pour les rendre plus fiables, note le chercheur. Dans une de mes recherches, j’ai en effet pu montrer qu’il y a une limite au nombre de bugs qu’un seul individu peut identifier. Passé un certain stade, n’importe quel expert finit par tourner en rond, parce qu’il est limité par un seuil cognitif qui est indépassable. Lorsqu’on se trouve dans une impasse face à un problème complexe, on a donc tendance à revenir vers des solutions déjà connues, ce qui empêche d’explorer de nouvelles possibilités. En revanche, en engageant un grand nombre de participants, on multiplie d’autant les chances de trouver de nouvelles pistes, ce qui constitue à mes yeux une très belle démonstration empirique de limites de l’intelligence individuelle et de la nécessité de l’intelligence collective.»

Reste qu’il n’est pas forcément évident de faire travailler ensemble des spécialistes venus d’horizons différents et qui disposent de bagages scientifiques qui ne sont pas toujours immédiatement compatibles. Pour qu’un événement tel qu’un hackathon fonctionne, il ne suffit pas de juxtaposer des experts disposant d’un quotient intellectuel élevé. Si on veut que la sauce prenne réellement, il faut encore que les participants et participantes s’écoutent mutuellement et fassent preuve d’un certain degré d’empathie.

Sur ce point, en appliquant le test «Read the mind in the eyes» – qui consiste à identifier différentes émotions sur la seule base d’un regard –, une équipe de recherche américaine a réussi à démontrer que la capacité à comprendre les éléments de communication non verbale était le meilleur prédicteur de l’intelligence collective. Et qu’à ce petit jeu, les femmes obtenaient en moyenne des performances 15% supérieures à celles des hommes.  

«À partir du moment où vous arrivez à créer les conditions pour que les gens soient empathiques, qu’ils respectent mutuellement leurs points de vue différents, ce qui peut se faire grâce à des instructions préalables relativement simples, vous démultipliez la capacité des gens à résoudre des problèmes collectivement, note Thomas Maillart. En même temps, vous avez réussi à créer un environnement qui est super positif et très stimulant. C’est précisément ce que nous cherchons à faire dans le cadre des hackathons que nous organisons.»

Même si la méthodologie développée par Thomas Maillart et ses collègues d’Open Geneva est aujourd’hui au point, elle reste perfectible. Pour ce faire, le chercheur s’efforce désormais de pousser plus loin les connaissances dont on dispose sur la communication non verbale, sujet jusqu’ici peu étudié en psychologie sociale. Dans le cadre d’un projet Sinergia visant à poser un diagnostic précoce sur les enfants autistes et mené en collaboration avec Marie Schaer, professeure associée au Département de psychiatrie (Faculté de médecine), il cherche ainsi à identifier différents types d’interactions non verbales et à comprendre dans quelle mesure celles-ci sont susceptibles de générer un environnement propice à l’apprentissage interactif et mutuel.

«Ce projet nous permet de tester différentes hypothèses, conclut Thomas Maillart. Et peut-être que dans un futur pas si lointain, on pourra déployer le même dispositif (des caméras couplées à une intelligence artificielle, ndlr) dans des hackathons pour observer comment se passent les interactions. Est-ce que le déclic se produit pendant le travail en commun, autour de la machine à café, lorsqu’on discute avec d’autres groupes? D’où vient l’idée maîtresse, quelles sont les stratégies que les gens développent pour échanger du savoir et intégrer ces informations ? Tout cela est pour l’instant très mal compris, ce qui veut dire que nous avons encore pas mal de pain sur la planche.»

 

Open Geneva, un modèle qui fait des émules


Association à but non lucratif, Open Geneva a été créé en 2015 par le Geneva Creativity Center en collaboration avec l’Université de Genève, la HES-SO Genève. Le système d’information du territoire à Genève (SITG) et les transports publics genevois (TPG). Son objectif est de promouvoir l’innovation ouverte dans le Grand Genève en rassemblant une communauté comptant aujourd’hui près de 5000 innovateurs et innovatrices, en faisant vivre leurs idées, en communiquant sur leurs projets et en soutenant leur développement.

Open Geneva organise des événements d’innovation tels que des conférences, des panels ou des workshops pour encourager le partage de bonnes pratiques sur le sujet de l’innovation ouverte. L’association dispose par ailleurs d’une solide expertise en matière de hackathons. Depuis 2017, elle organise d’ailleurs chaque année un festival dédié à ce type d’événement dont la dernière édition a rassemblé plus de 1000 participants.

Open Geneva met en outre à disposition des organisateurs et organisatrices de hackathons une plateforme numérique, la Sparkboard, qui permet de regrouper et présenter facilement tous les projets/défis/challenges des hackathons. Outre Genève, l’association est aujourd’hui active au Laos, à Bali, en Thaïlande, en Chine et à Singapour. Elle a également noué depuis peu des contacts avec le Québec (Université de Montréal). Enfin, Open Geneva est partenaire du projet Horizon Europe Ultimo, financé par la Commission européenne et la Confédération suisse, en collaboration avec l’Université de Genève, les TPG, et 22 autres organisations suisses et européennes. Le but du projet ULTIMO est de déployer un service de bus autonomes à la demande dans trois villes d’Europe: Genève, Herford (Allemagne) et Oslo (Norvège).

https://opengeneva.org/