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Un milliard d’étoiles brillent dans les yeux de Gaia

Le satellite de l’Agence spatiale européenne doit être lancé cet hiver. Une fois mis en orbite, il aura pour mission de répertorier plus d’un milliard d’étoiles et de mesurer leur position et leurs mouvements avec une précision inégalée

«Gaia va faire un malheur !» lance Laurent Eyer, maître d’enseignement et de recherche au Département d’astronomie (Faculté des sciences), avec l’enthousiasme d’un impresario un peu nerveux vantant les mérites de sa ballerine favorite juste avant qu’elle n’entre en scène. Gaia, en l’occurrence, est un satellite d’observation astrophysique que l’Agence spatiale européenne (ESA) s’apprête à lancer depuis la base de Sinnamary près de Kourou en Guyane française (la fenêtre de tir se situe entre le 17 décembre et le 5 janvier). Avec une danseuse de ballet, l’appareil de l’espace partage au moins deux points communs : la capacité de tourner sans relâche sur lui-même sans attraper le tournis et le fait d’avoir des étoiles plein les yeux. Un milliard d’étoiles, pour être exact.

L’objectif de la mission scientifique consiste en effet à mesurer, avec une précision inégalée, la position, le mouvement, la couleur et l’éclat de plus de 1000 millions d’astres répartis sur toute la voûte céleste. Après cinq ans de prises de vues dans toutes les directions, les chercheurs pourront dresser la carte en trois dimensions de notre galaxie (la Voie lactée) la plus complète à ce jour. Une carte dynamique, qui plus est, puisqu’en connaissant la vitesse de déplacement des étoiles, il sera possible de calculer les trajectoires qu’elles suivront dans le futur.

«L’appareil mesurera la position des étoiles sur la voûte céleste avec une précision de 24 microsecondes d’arc, explique Laurent Eyer, qui est aussi membre du comité exécutif scientifique de Gaia. Cette valeur correspond à l’angle sous lequel on verrait le diamètre d’une pièce de monnaie éloignée d’une distance aussi grande que celle qui sépare la Terre de la Lune. Grâce à la méthode dite de la parallaxe (une forme de triangulation), il sera possible de déterminer la distance de ces astres avec une erreur aussi petite que 0,001 %.»

En d’autres termes, Gaia produira le plus grand catalogue d’objets célestes jamais rassemblés avec une telle méticulosité. L’ouvrage ne pourra cependant pas être rangé dans une bibliothèque à côté de ses illustres prédécesseurs comme l’Almageste de Ptolémée, le catalogue de Tycho Brahe ou encore celui en 17 volumes d’Hipparcos, le satellite européen qui a précédé Gaia entre 1989 et 1993. Il faudrait pour cela disposer de 10 kilomètres de rayonnage. Les quelques pétabytes d’informations (ou millions de milliards de caractères) contenues dans le catalogue de Gaia resteront donc sur des serveurs informatiques, accessibles à tous via Internet.

Estomac galactique Les mesures du satellite permettront, entre autres, de décrire beaucoup mieux qu’on ne le fait actuellement la structure de la galaxie. Comme une ville, cette dernière est composée de quartiers formés d’étoiles aux caractéristiques semblables. Grâce à l’analyse de la chimie des astres, les scientifiques pourront notamment déduire leur âge et la génération d’étoiles à laquelle ils appartiennent, ouvrant la porte sur l’histoire de la Voie lactée, de sa naissance à nos jours.

En passant en revue ce milliard de sources lumineuses, les astronomes pourront aussi se faire une meilleure idée de l’appétit de notre galaxie. Grâce au programme américain Sloan Digital Sky Survey lancé en 2000, on sait que, dans le passé, la Voie lactée a gobé (ou fusionné avec) quelques autres consœurs dont les étoiles, aujourd’hui mélangées, peuvent être reconnues par un mouvement, une distribution et une composition qui leur sont propres. Gaia effectuera une image sans équivalent de ce grand estomac galactique qui conserve très probablement des traces de bien d’autres gueuletons astronomiques.

Autre défi : la chasse à la matière noire. Les physiciens ignorent tout de la nature de cette matière. Selon eux, elle existe en grandes quantités dans l’espace interstellaire et intergalactique. La force de gravitation qu’elle exerce permettrait d’expliquer les mouvements des étoiles et des galaxies. En mesurant la position et le mouvement d’un milliard d’étoiles, le satellite européen devrait contribuer à déterminer la distribution de cette matière noire dans la Voie lactée.

Dans un autre registre, le catalogue de Gaia comptera aussi des naines brunes, qui sont des étoiles qui n’ont pas acquis assez de masse pour déclencher une réaction de fusion en leur cœur. Se basant sur la théorie de la formation stellaire, les astronomes estiment que ces astres devraient être beaucoup plus nombreux que ceux que les télescopes parviennent à détecter aujourd’hui. L’œil acéré de Gaia permettra de repeupler ce «désert de naines brunes» avec des dizaines de milliers d’objets errant dans l’espace interstellaire ou orbitant autour d’autres étoiles.

Cent millions d’étoiles variables «Gaia tourne sur lui-même en six heures, explique Laurent Eyer. Sa caméra d’un milliard de pixels étant capable de pointer dans deux directions à la fois, chaque astre bénéficie d’un suivi régulier durant quelques heures à quelques jours avant de disparaître pour plusieurs mois, le temps que l’objectif de Gaia soit redirigé vers le même coin du ciel. En moyenne, chaque étoile sera mesurée 70 fois au cours des cinq ans.»

Ce suivi est particulièrement important pour le travail de l’astronome genevois. Sa tâche, au sein de la mission, consiste en effet à diriger une unité de coordination dédiée au traitement et à l’analyse des sources lumineuses dites variables. Tous les astres dont l’éclat n’est pas stable tombent dans son escarcelle : les pulsantes classiques, les systèmes doubles à éclipse, la présence de taches à la surface de l’astre en rotation, etc. Laurent Eyer estime que Gaia répertoriera une centaine de millions d’étoiles variables, soit 10 % du catalogue.

Parmi elles, on trouvera plusieurs milliers de supernovas, c’est-à-dire des étoiles géantes qui explosent. Un système d’alerte précoce, basé à Cambridge en Grande-Bretagne, permettra d’avertir les astronomes du monde entier de la survenue d’un tel événement, avant même qu’il n’atteigne son maximum de brillance, leur laissant le temps de pointer leur télescope dans la bonne direction. La mesure de ce pic lumineux est notamment essentielle pour le calcul de la distance de ces astres.

Par ailleurs, Gaia devrait détecter des phénomènes aussi divers que des étoiles dont la position et l’éclat dans le ciel changent sous l’effet du passage dans la ligne de visée d’une masse importante qui dévie momentanément les rayons de lumière (microlentille gravitationnelle) ; des planètes extrasolaires qui passent devant leur étoile et en diminuent l’éclat apparent (transit) ; des sursauts gamma (explosions titanesques et lointaines impliquant dans certains cas une étoile à neutrons et un trou noir) ; des quasars, etc.

Enfin, les astronomes s’attendent à ce que Gaia révolutionne les connaissances dans un domaine nettement plus local : la détection des astéroïdes, notamment ceux qui menacent de tomber sur Terre. «Gaia fera beaucoup mieux que tout ce qui existe actuellement, note Laurent Eyer. Il calculera avec une très haute précision les orbites des comètes et des astéroïdes vagabondant près de la Terre, dans la “ceinture d’astéroïdes” située entre Mars et Jupiter. On pourra en déduire, avec une précision inédite, les probabilités de collision avec notre planète.»

Si ça se trouve, Gaia nous renseignera peut-être même sur la date de la fin du monde.

Anton Vos