Campus n°122

Les Algues captent le Fer dans des mers anémiques

Le phytoplancton absorbe 40 % du carbone fixé dans la matière vivante. Sa croissance est toutefois limitée dans la moitié des océans du globe par manque de fer. Une pénurie face à laquelle ces micro-organismes végétaux ont développé des parades

La moitié du phytoplancton mondial (soit 20 % de la biomasse terrestre, ce qui en fait un régulateur climatique de premier ordre) vit dans un environnement extrêmement pauvre en fer, un élément pourtant indispensable à de nombreuses réactions biologiques vitales, dont la photosynthèse. Ces micro-organismes végétaux peuplant les couches océaniques superficielles disposent toutefois d’un moyen de contourner le problème. Comme le montrent deux articles parus dans la revue Marine Chemistry du 20 juillet, leur parade à l’anémie de certains océans consiste à sécréter dans leur environnement des substances qui ont la faculté de se lier aux rares ions de fer présents. Sous cette forme organique, le métal est plus soluble dans l’eau de mer et offre une meilleure «biodisponibilité», c’est-à-dire qu’il est plus facile à assimiler par les algues dont la croissance est ainsi assurée.

«Nos travaux apportent une meilleure compréhension de la biochimie du fer dans les océans, un domaine encore très mal connu, explique Christel Hassler, professeure assistante à l’Institut Forel (Institut des sciences de l’environnement) et coauteure des deux articles. Le sujet est pourtant d’importance, car le phytoplancton est une pompe à carbone aussi puissante que toutes les forêts terrestres réunies. Il absorbe à lui seul près de 40 % de tout le carbone fixé par la matière vivante de la Terre. Si nous comprenons mieux les mécanismes à l’œuvre dans la limitation de la croissance causée par le manque de fer et qui touche la moitié du phytoplancton du globe, cela nous aidera à prédire comment ce même phytoplancton répondra aux changements climatiques à venir. En d’autres termes, cela contribuera à développer des modèles de prévision climatique plus fiables.»

L’étude du fer dissout dans les océans a longtemps été une gageure. Dans les régions pauvres en ce métal, comme c’est le cas de l’océan Austral où remontent presque tous les courants sillonnant les fonds marins du globe, il est présent sous forme de traces à des taux avoisinant les 10 milliardièmes de gramme par litre. Il a fallu attendre les années 1990 pour que soit mis au point un appareillage assez précis pour mesurer de telles concentrations sans risquer une contamination accidentelle.

Dès lors, les scientifiques se sont rendu compte que le taux de fer dans ces océans anémiques était bas mais tout de même plus élevé que ce qu’aurait permis la solubilité de ce métal dans l’eau de mer. Cela est dû au fait qu’il s’y trouve non pas seul mais lié à des composés organiques (plus de 95 % du fer des océans se trouve sous cette forme).

Les biologistes ont d’abord identifié les bactéries comme principal responsable de ce phénomène. Celles-ci produisent et relâchent en effet dans l’eau des sidérophores, des petites molécules qui se lient avec beaucoup d’efficacité aux atomes de fer et permettent au micro-organisme de les ingérer.

Sucres sidérophiles Récemment, Christel Hassler a montré que d’autres molécules, produites et sécrétées à la fois par les bactéries et le phytoplancton, peuvent aussi jouer un rôle dans le cycle du fer: les sucres, plus exactement des mono- et polysaccharides. Ses travaux, parus dans la revue des Proceedings of the National Academy of Sciences du 18 janvier 2011, ont toutefois porté sur des molécules certes identiques à celles produites par les bactéries et le phytoplancton mais étudiées sous une forme purifiée.

«L’ensemble des molécules excrétées par ces micro-organismes sont appelées substances exopolymériques (EPS), précise Christel Hassler. Elles se présentent souvent sous forme de gel translucide et remplissent de nombreuses fonctions telles que la protection contre les pathogènes ou le froid, l’adhésion des organismes entre eux pour former de longues chaînes, la capture des nutriments, etc. Ces composés sont largement présents: les EPS peuvent représenter en effet près de la moitié de la matière organique des océans. Et entre 10 et 50 % d’entre elles sont des sucres. Bref, pour en savoir plus sur le rôle des EPS dans le cycle du fer, il fallait l’étudier en conservant au maximum toute la complexité du contexte naturel. C’est ce que nous avons tenté de faire dans le cadre des deux articles de Marine Chemistry.»

Les expériences ont été menées en partie dans des laboratoires, où il a été notamment possible de recréer une efflorescence de phytoplancton, et en partie dans des incubateurs montés à bord du navire océanographique australien RV Southern Surveyor lors d’une campagne dans la mer de Tasman qui remonte à l’hiver 2010.

Les résultats montrent non seulement que le phytoplancton secrète lui aussi des substances capables de se lier au fer mais, en plus, que celles-ci le font parfois avec la même efficacité que les sidérophores bactériens. Phytoplancton et bactéries se livrent donc à une concurrence acharnée pour la capture du fer de l’eau de mer dans les régions où le fer représente justement une limite à la croissance des organismes vivants.

Les travaux de la biologiste genevoise ne sont de loin pas terminés. Il convient désormais de savoir par quels mécanismes les molécules se lient aux ions de fer ou encore si la composition des EPS est susceptible de s’adapter en fonction de la concentration du fer dans l’eau. Les chercheurs ignorent en effet encore si le phytoplancton produit des EPS, et plus particulièrement des sucres, pour contrôler son environnement et conserver à sa disposition des réserves de fer biocompatible de la même manière que le font les bactéries avec les sidérophores.

Anton Vos