Les fiches

Robert Darnton, Le grand massacre des chats : attitudes et croyances dans l’ancienne France, Trad. de l’américain par Marie-Alyx Revellat. Paris : Robert Laffont, 1985, 285 pp.

Le grand massacre des chats, publié en 1984 avec pour titre original : The Great Cat Massacre, écrit par Robert Darnton, directeur de la bibliothèque universitaire d’Harvard et enseignant de la même université, est une tentative d’histoire anthropologique. L’ouvrage se divise en six chapitres, dont chacun doit permettre de refléter un aspect particulier des mentalités du XVIIIe siècle, tout en évitant la réappropriation parfois trop rapide, voire abusive, qu’a pu en faire l’époque contemporaine.
Le premier chapitre revient sur les contes paysans, en particulier ceux qui ont inspiré les contes de Ma Mère l’Oye. Si ces contes sont à ce point intégrés dans notre champ culturel, qu’ils ont donné lieu à des analyses psychanalytiques, telles que celles proposées par E. Fromm et B. Bettelheim, il faut cependant souligner que les recueils de Perrault ou des frères Grimm, source principale du travail des psychanalystes, n’ont en réalité pas grand chose à voir avec les versions paysannes qui circulaient au XVIIIe siècle.
Au second chapitre, c’est le récit d’un massacre de chats, perpétré par des ouvriers imprimeurs autour de 1730, qui nous est présenté. Ce qui pouvait relever d’une farce à l’époque, relève davantage à nos yeux d’un récit qui provoque révulsion, dégoût et effroi, mais qui nous révèle, également et surtout, la révolte qui couve.
Au chapitre trois, à travers l’étude du manuscrit d’un citoyen anonyme datant de 1768, on trouve une description très détaillée de la ville de Montpellier. On y voit émerger la figure complexe du bourgeois, qui ne saurait se confondre ni avec le peuple, ni avec la noblesse. Ce récit, qui peut être lu comme une apologie de la classe bourgeoise, trouve un lien direct avec le chapitre suivant (quatrième), qui nous livre quant à lui les rapports d’un fonctionnaire de police, Joseph d’Hémery, sur les intellectuels français de l’époque. Il s’y dessine essentiellement le statut controversé de l’écrivain, loin encore de celui considérable qu’il connaîtra au XIXe siècle.
C’est alors tout naturellement que le chapitre cinq revient sur l’Encyclopédie, et en particulier sur son Discours préliminaire. L’entreprise représente un enjeu de pouvoir, par le biais même du savoir, en cherchant à présenter la connaissance sous un jour total. Elle a en vue de promouvoir de nouveaux idéaux, mais toujours à partir d’un fonds commun qui doit faire avec les grandes puissances intellectuelles de la société d’Ancien Régime.
Pour compléter la description de cette place centrale accordée au savoir, on trouve un dernier chapitre qui pose la question de la représentation et de l’importance de la lecture au XVIIIe siècle. Au travers de son roman épistolaire, Julie ou la Nouvelle Héloïse, et des deux préfaces qui l’accompagnent, Rousseau assigne des enjeux à la fois très précis et très simples à l’acte même de lire. La lecture doit se répercuter sur la vie et en permettre la réforme. Cette exigence se trouve confirmée par l’incroyable correspondance reçue par l’auteur, qui offre une nouvelle illustration d’une société en pleine transition, se rapportant aux romans de la même façon qu’elle se rapportait auparavant aux écrits religieux.

Synthèse:

L’histoire des mentalités se situerait au carrefour de l’histoire et de l’anthropologie. Mais cette entreprise doit se comprendre au regard d’une tendance historique dominante. Le titre de la revue historique la plus influente de France, les Annales, Economies – Sociétés – Civilisations, fondée par March Bloch et Lucien Febvre en 1929, nous renseigne sur une conception de l’histoire qui distinguerait trois niveaux dans le passé. Le troisième niveau, à savoir le niveau culturel, s’expliquerait par les deux premiers : les niveaux économiques et sociaux. Notre auteur se dit sceptique quant au traitement du troisième niveau, scepticisme qu’il justifie par un essoufflement de l’histoire des mentalités depuis une quinzaine d’années. Il faudrait orienter l’histoire culturelle vers l’anthropologie afin de réévaluer l’importance du symbole dans la culture, orientation qui s’inscrit finalement dans la même perspective que celle qu’adoptera Paul Ricœur dans son herméneutique. La méthode de Robert Darnton consiste en une superposition d’essais, de tentatives, de possibilités d’interprétation d’histoires individuelles qui seraient révélatrices de toute une époque. On peut penser ici à la micro-histoire dont Carlo Ginzburg est l’un des représentants les plus influents.
L’hypothèse de départ tend à considérer l’expression individuelle comme étant toujours relative à un langage général, les modes de raisonnement restant alors déterminés par une structure commune. Cultures savante et populaire n’ont donc plus lieu d’être opposées, et le point de vue d’un paysan ne nous informe pas moins que celui de Rousseau sur la société du XVIIIe siècle.
Cet ouvrage nous offre ainsi un panorama des manières de penser dans la France du XVIIIe siècle, en traversant diverses couches sociales et culturelles, afin de nous présenter un passé qui doit d’abord se concevoir comme un élément d’intelligence de notre présent.

Dernière modification le jeudi, 18 février 2016