2020

Carl Vogt, ou la difficile question de l’héritage scientifique

Une professeure de l’UNIGE rédige, sous forme de bande dessinée, une lettre ouverte à Carl Vogt, savant genevois qui fut aussi auteur de thèses racistes et misogynes. Débats en perspective

Alors que le mouvement contre les violences policières et le racisme envers les noirs aux États-Unis a pris une ampleur mondiale, Carl Vogt refait parler de lui. Sous son impulsion, l’Université de Genève prit sa forme moderne et l’ouverture aux femmes s’y trouva inscrite dans la loi. Toutefois, la carrure imposante du personnage – scientifique de renom et homme politique incontournable de la Genève du XIXe siècle – ne parvient plus à masquer ses tares. Ses détracteurs et détractrices lui reprochent ses théories sur la hiérarchie des races et l’infériorité du sexe féminin.

 

DSC_3117-2.jpgBuste de Carl Vogt à l'entrée d'Uni Bastions

 

En 2013, lorsque l’Université annonce son intention d’acquérir au 66 boulevard Carl-Vogt un nouveau bâtiment dédié aux sciences de l’environnement, des critiques se font entendre au sein de la communauté universitaire sur la décision de nommer le futur édifice du nom du naturaliste, conformément à la tradition voulant que les bâtiments adoptent la toponymie du lieu où ils se situent. Est-il vraiment opportun pour l’Université de rendre hommage, même indirectement, à un savant dont les thèses racistes et misogynes ont été plusieurs fois pointées du doigt?

La question fait l’objet d’un débat à l’Assemblée de l’UNIGE. Fervent matérialiste et darwiniste, Carl Vogt recherche dans ses travaux le chaînon manquant entre l’homme et le singe. Victime des préjugés, il y place les êtres qu’il considère comme inférieurs, parmi lesquels les «nègres» et les femmes. Cet aveuglement coupable s’explique davantage par ses convictions matérialistes et anticléricales que par une posture cynique appelant à l’assujettissement et à l’exploitation d’une race par une autre, relevait lors de ces débats le professeur d’histoire des sciences Jan Lacki : «Si Carl Vogt est raciste, ce n’est pas dans le sens social et politique d’aujourd’hui, mais dans le sens d’une vision «scientifique» raciale de la population humaine dans laquelle les races sont hiérarchisées». Le politicien radical dénonce d’ailleurs l’esclavage et se prononce en faveur de la présence des femmes à l’Université, faisait valoir l’historienne Sarah Scholl. «Ses prises de positions au Grand conseil genevois, souvent spectaculaires, parfois peu respectueuses du protocole, sont celles d’un humaniste, un libéral, au sens de défenseur des libertés fraîchement acquises en démocratie. Il serait extrêmement dommageable d’enterrer constamment des figures importantes pour éviter d’avoir à penser la complexité de l’histoire. Les droits humains ont été imaginés et défendus par des hommes qui étaient bien souvent racistes et sexistes», avait conclu la chercheuse.

 

carl-vogt-progressiste-et-raciste-3.jpg

Professeure de géographie et environnement à la Faculté des sciences de la société, Juliet Fall interpelle aujourd’hui Carl Vogt dans un contexte passablement différent de celui de 2013. Entre-temps, la mobilisation des femmes sur les questions d’égalité et de harcèlement, celle des minorités sexuelles et, plus récemment, des populations d’origine africaine aux États-Unis, au Royaume-Uni ou encore en France ont rappelé que les mouvements citoyens pouvaient aboutir à des transformations sociétales profondes jusqu’à rendre intolérables des comportements et des pratiques considérés jusque-là comme faisant partie de l’ordre immuable des choses.

Dans sa lettre ouverte en forme de bande dessinée, Juliet Fall s’adresse à Carl Vogt sur le ton de la badinerie, sans acrimonie, mais sans complaisance non plus: une façon d’interroger la communauté académique sur la complexité de son histoire et de son héritage. Elle situe sa démarche dans le sillage de la grève des femmes en juin 2019, lors de laquelle la présence de Carl Vogt dans l’espace public avait été à nouveau questionnée: une action temporaire visait alors à changer le nom d’Uni Carl Vogt par Uni Jeanne Hersch, du nom de la philosophe genevoise décédée en 2000.

«À la suite de cette action, lors d’un cours en “Histoire et Epistémologie de la géographie”, j’ai souhaité situer les débats sur l'héritage colonial des disciplines scientifiques et sur les appels à la décolonisation des sciences sociales à travers un exemple local, explique Juliet Fall. A la fin du cours, avec les étudiant-es du Master en géographie qui le souhaitaient, nous avons parcouru le Boulevard Carl-Vogt en lisant à haute voix des extraits de son ouvrage “Leçons sur l’Homme: sa place dans la création et dans l’histoire de la terre”. Ce fut l’occasion de réfléchir, sur un espace transformé en lieu de mémoire, à l’héritage des idées, des connaissances et des épistémologies coloniales dans le présent de nos disciplines scientifiques.»

Le choix de la bande dessinée s’est imposé dans la lignée des travaux de Juliet Fall sur l’usage du visuel comme mode de réflexion et de communication en sciences sociales. La géographe publiera d’ailleurs une bande dessinée académique sur la fermeture des frontières à Genève pendant le Covid-19 dans la revue scientifique Environment & Planning C.

Interpelé par cette question d’héritage scientifique, le Rectorat de l’UNIGE a décidé de créer un groupe de réflexion pluridisciplinaire. Au-delà du cas spécifique de Carl Vogt, la problématique soulève en effet de nombreuses questions et mérite une approche académique propre à l’éclairer sous toutes ses facettes, de l’histoire à la démocratie en passant par la mémoire, l’éthique ou la toponymie.

> Cher Carl Vogt, Juliet Fall, 2020

 

 

 

18 juin 2020
  2020