«Investir dans les réfugiés est une nécessité»

Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés réduit sévèrement la voilure à la suite de coupes budgétaires. Les conséquences seront douloureuses pour les réfugiés dont le nombre ne fait qu’augmenter.
En juin dernier, à cause des coupes budgétaires brutales dont il est la cible, le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR), basé à Genève, a été obligé de supprimer 3500 postes à travers le monde et de réduire de moitié les populations qui pourront bénéficier de ses programmes d’aide. En juillet, la même organisation internationale informe qu’elle et ses partenaires se mobilisent pour répondre aux besoins urgents des 150 000 nouveaux réfugiés qui sont arrivés au Bangladesh au cours des dix-huit derniers mois. Ainsi est résumée l’impossible équation que doit désormais résoudre l’aide humanitaire internationale: faire plus, beaucoup plus, avec moins, beaucoup moins.
Karl Blanchet, professeur et directeur du Centre d’études humanitaires (Faculté de médecine) et coprésident du Conseil de la santé mondiale du World Humanitarian Forum, revient précisément du sud du Bangladesh où il est resté deux semaines à Cox’s Bazar, le plus grand camp de réfugiés du monde. Là s’entassent plus d’un million de Rohingyas fuyant les violences et les persécutions dont ils sont la cible en Birmanie. Le chercheur genevois s’y est rendu dans le cadre d’InZone, un programme de l’Université de Genève qui vise à offrir un accès à l’enseignement supérieur aux personnes vivant dans des contextes de conflit et de crise. Ce programme est déjà implanté dans les camps de Kakuma, au nord du Kenya, dans celui d’Azraq, en Jordanie, à Niamey et Diffa, au Niger. Il étend désormais ses activités à Cox’s Bazar.
«J’y ai supervisé la mise en œuvre d’un cours que nous avons commencé à donner et qui vise à former des personnes réfugiées à mieux gérer les situations sanitaires, telles que les épidémies», explique Karl Blanchet. En tout, le camp abrite plus d’un million de Rohingyas. Le Bangladesh ne veut pas les intégrer et la Birmanie ne veut plus en entendre parler. En plus de vivre dans des conditions précaires, ils risquent de perdre leur passeport, leur identité nationale, leurs droits. Les services de santé offerts par les organisations nationales et internationales sont de qualité mais les coupes budgétaires menacent la vie de milliers de personnes.
Arbitrages importants
«Le problème est le même partout, remarque Karl Blanchet. Les opérateurs humanitaires vont être obligés d’effectuer des arbitrages importants. Quelles zones géographiques faut-il couvrir et quels types de services faut-il fournir? De quelles maladies faut-il s’occuper en priorité? Combien de temps faut-il rester dans un pays où éclate un conflit avant de laisser la gestion de la situation à d’autres acteurs? Ce qui est sûr, c’est que la dégradation des conditions de vie dans les camps de réfugiés risque d’être catastrophique.»
L’une des tâches d’une agence comme le HCR consiste à mettre en place des services de santé publique qui préviennent l’apparition et la propagation d’épidémies, des mesures d’autant plus essentielles que dans ces lieux, la densité de population est très importante. Si elle ne peut plus le faire, les maladies contagieuses, y compris celles dont on pensait s’être débarrassés, risquent d’échapper à tout contrôle. Dans le contexte actuel, le système d’aide humanitaire, au lieu de les prévenir, devra réagir aux problèmes sanitaires lorsqu’ils surviendront. «Mais réagir coûte beaucoup plus cher que prévenir, avertit Karl Blanchet. Et une telle stratégie obtient des résultats nettement plus incertains.»
Par ailleurs, affaiblir le HCR envoie un signal très négatif aux pays hôtes – pas toujours les plus riches – qui abritent les camps de réfugiés et de migrants et consacrent en général beaucoup d’argent et d’énergie à cette activité. Le Kenya, par exemple, a déjà menacé plusieurs fois au cours des cinq dernières années de fermer le camp de Kakuma où vivent près d’un million de personnes originaires d’une vingtaine de pays. Jusqu’à présent, les pressions internationales l’en ont dissuadé. Privé d’une grande partie de ses moyens, le HCR n’aura peut-être plus assez de poids dans les négociations visant à convaincre les pays hôtes de continuer à assurer une protection aux réfugiés.
«Si l’on ajoute à cela les politiques anti-migratoires qui se durcissent un peu partout dans le monde – spécialement aux États-Unis avec les programmes ICE qui défrayent la chronique – le message qui est envoyé au monde par ces partis populistes est clair, estime Karl Blanchet. Ce n’est plus la peine d’investir dans les personnes réfugiées et les migrants. Alors qu’en réalité, c’est une nécessité sociétale. Protéger ces populations est un devoir pour nous, mais comporte maintenant un risque opérationnel considérable qui se double d’un risque politique maximal.»
L’intégration, la solution
Cette situation délétère risque aussi de toucher les programmes menés par le HCR ainsi que par l’Office international des migrations (OIM) visant à promouvoir l’intégration des réfugiés et des migrants dans les populations des pays hôtes. «L’intégration, c’est la meilleure solution, analyse Karl Blanchet. Cela revient bien moins cher que de ‘parquer’ les gens dans des camps pour des durées indéterminées. En Jordanie, par exemple, certaines personnes vivent dans le camp d’Azraq depuis trente ans. Quatre générations se succèdent parce qu’il n’y a pas d’autre solution pour elles. Aucun pays ne veut les accueillir.»
L’intégration des personnes réfugiées dans la société, tant crainte par les pays hôtes, pourrait pourtant rendre des services, comme combler des lacunes en termes de ressources humaines sur le marché du travail. De nombreuses expériences, notamment en Colombie, en Iran, en Jordanie ou encore au Portugal, ont montré que cela pouvait se traduire par des bénéfices réels. En Grèce, les réfugiés ont même eu accès à des appartements plutôt qu’à des camps et à des programmes de distribution d’argent liquide plutôt qu’à de la nourriture. «Et cela a donné d’excellents résultats», note le chercheur.
Nouvelle alliance internationale
Le retrait généralisé des États-Unis de l’aide internationale n’affecte pas, pour l’instant, directement les activités de l’Université de Genève dans le domaine de l’humanitaire. Aussi bien le Centre d’études humanitaires qu’InZone travaillent avec les autorités cantonales et municipales genevoises qui sont engagées dans les programmes de recherche et de formation pour de nombreuses années.
Sur le terrain, on sent néanmoins des tensions. Le HCR demande par exemple de plus en plus aux chercheurs et chercheuses d’intervenir dans les camps de réfugiés. C’est d’ailleurs pour répondre à ces requêtes que des universités du monde entier ont mis sur pied une nouvelle alliance internationale, la Global University Academy, à la gouvernance de laquelle contribue fortement l’Université de Genève à travers son programme InZone. Le projet vise essentiellement à fournir des formations aux personnes réfugiées.
Le Centre d’études humanitaires resserre également ses liens avec les pays du Golfe, en particulier le Qatar, lequel joue un rôle déterminant dans la diplomatie humanitaire. Karl Blanchet collabore notamment avec l’Université Hamad Bin Khalifa à Doha pour mettre sur pied des cours en diplomatie humanitaire à destination des étudiants de la région (Palestine, Syrie, Yémen, Soudan, etc.).
«Doha est un peu la troisième capitale diplomatique humanitaire, après New York et Genève, explique Karl Blanchet. L’avantage des académiques du Qatar, c’est qu’ils ont accès à toute la région et à des groupes «atypiques» comme le Hamas en Palestine, les Houthis au Yémen ou encore les talibans d’Afghanistan pour les négociations humanitaires. C’est intéressant car il faut pouvoir parler avec tout le monde, ne serait-ce que pour négocier des accès à certaines populations pour des raisons médicales ou humanitaires. En retour, les Qataris sont intéressés par la capacité de la place genevoise à pouvoir négocier des situations importantes. Il y a donc une sorte d’échange de connaissances, de savoir-faire et de bonnes pratiques.»