«On s’écharpe sur des détails alors qu’il existe un terrain d’entente»

En 2021, la Confédération claquait la porte des négociations sur l’accord-cadre avec l’Union européenne. Trois ans plus tard, les pourparlers ont repris, mais le dossier semble toujours patiner. Analyse.
Le 26 mai 2021, le Conseil fédéral choisissait, à la surprise générale, de mettre un terme de manière unilatérale aux négociations sur l’accord-cadre avec l’Union européenne. Moyennant quelques adaptations formelles, la Confédération a toutefois récemment fait machine arrière. Mais, malgré les importants moyens déployés depuis le mois de mars de cette année, les résultats sont maigres et le dossier semble s’enliser. Observateur aguerri des relations entre la Suisse et la communauté européenne, René Schwok, professeur honoraire de la Faculté des sciences de la société depuis septembre et ancien directeur du Global Studies Institute, analyse cette étrange séquence en s’avouant quelque peu déboussolé par la tournure des événements.
Campus: Dans l’ouvrage que vous avez publié quelques mois seulement après la décision du Conseil fédéral de «tirer la prise» (lire «Campus» n° 150), vous estimiez que ce choix était avant tout motivé par des considérations liées à la politique intérieure. Avec le recul dont on dispose aujourd’hui, maintenez-vous cette position?
René Schwok: Tout à fait. Sur le fond, il n’y avait aucune raison objective de claquer la porte – ce qui se produit d’ailleurs assez rarement dans les relations que l’Union entretient avec ses partenaires ou les pays candidats à l’intégration – puisque la Suisse avait obtenu un certain nombre de concessions de la part de l’UE sur les dossiers posant problème. À la veille des élections pour le renouvellement du Conseil fédéral qui, pour certains membres du gouvernement, s’annonçaient relativement périlleuses, ce geste a cependant permis d’évacuer totalement la question européenne de la campagne et de couper l’herbe sous le pied de l’UDC pour qui le sujet aurait été du pain béni.
Au vu de ce qui s’est passé en Italie, avec l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, ou en France, avec la montée en puissance du Rassemblement national, peut-on dire que le calcul était judicieux?
Il est encore un peu trop tôt pour le dire. On verra dans quelques années si la voie choisie était la bonne. Les conseillers fédéraux en place ont certes assuré leur réélection, mais je trouve que tout cela ressemble beaucoup à des calculs d’apothicaire. Et je peine à comprendre que les personnes qui nous gouvernent n’aient pas une vision un peu plus large de l’avenir de la Suisse.
Quel est l’objet des négociations qui ont débuté au mois de mars de cette année?
Grosso modo, il n’y a pas de changement majeur sur le fond, c’est juste l’emballage qui a été modifié.
C’est-à-dire?
Le contenu est similaire à celui de l’accord-cadre, mais au lieu de tout présenter en bloc, les négociations se font par paquet (voir aussi l’infographie en page 25). La Confédération a déployé des moyens importants, avec 90 fonctionnaires qui travaillent sur ce dossier. Il y a eu plus de 80 réunions depuis le mois de mars, la signature d’un mémorandum extrêmement détaillé et pourtant, les choses n’avancent pas plus vite qu’auparavant.
Qu’est-ce qui coince?
Il me semble que les blocages sont inversement proportionnels à l’importance des enjeux. On s’écharpe sur des questions de détails techniques alors que politiquement il serait tout à fait possible de trouver un terrain d’entente sur les points qui font débat.
À savoir?
Les deux éléments principaux sur lesquels il y a un désaccord, c’est la reprise dynamique de l’évolution du droit de l’UE et la mise en place d’un mécanisme juridique pour trancher les différends (lire aussi en page 26). Sur le premier point, le Conseil fédéral a donné son assentiment il y a une dizaine d’années déjà. Par ailleurs, la Suisse a obtenu qu’en cas de non-reprise de certains éléments, ce qui est son droit, les mesures de rééquilibrage prises par l’UE soient proportionnées et que leur proportionnalité soit évaluée par un tribunal arbitral. Dans les grandes lignes, la voie est donc dégagée.
Qu’en est-il du deuxième point, à savoir le règlement des différends?
La Suisse en a également accepté le principe en 2018. Ce qui signifie qu’en cas de différend, l’affaire sera tranchée par le tribunal arbitral avec, si nécessaire, un avis de la Cour de justice de l’UE sur des points qui sont de son ressort, d’où la fameuse référence aux «juges étrangers» brandie par l’UDC. Un argument très efficace en termes de communication, mais qui est basé sur une lecture mythologique de l’histoire nationale.
Pouvez-vous préciser?
Les opposants prétendent que la Suisse a précisément été fondée pour résister à la tyrannie des Fremde Richter comme on dit en Suisse allemande. Mais ces fameux Fremde Richter n’étaient pas des juges étrangers. C’étaient simplement des «Landman» ou des proconsuls dont la fonction était d’imposer la volonté des Habsbourg et de rapporter de l’argent à l’empire. Et cela n’a rien à voir avec ce dont on parle aujourd’hui. Le concept revient cependant régulièrement à la surface, notamment lors de l’initiative populaire «Le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l’autodétermination)», rejetée par le peuple en 2018 et qui voulait instaurer la primauté du droit constitutionnel suisse sur les traités internationaux.
La droite a également des réticences sur la directive concernant le droit des citoyens de l’UE…
En effet, mais les arguments avancés me semblent là aussi largement exagérés. Dans les médias et au sein de la classe politique, on parle volontiers de «droit de la citoyenneté» quand on évoque ce sujet. Mais c’est un abus de langage qui est dommageable dans la mesure où il laisse penser que cette mesure va donner le droit de vote ou d’éligibilité aux citoyens de l’UE établis en Suisse. Un sujet très sensible, comme l’ont démontré les récentes votations à Genève [61% des Genevois ont refusé en juin d’accorder le droit de vote et d’éligibilité cantonal aux étrangers résidant dans le canton depuis huit ans]. Dans les faits, ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit. Cette mesure porte essentiellement sur des droits sociaux. Elle permettra notamment aux ressortissants des pays membres de l’UE travaillant en Suisse de toucher un peu plus facilement le chômage qu’actuellement pour autant qu’ils y aient droit. Elle facilite légèrement le regroupement social et rend très compliqué le renvoi d’un délinquant issu d’un pays de l’UE. Mais cela ne va pas beaucoup plus loin et le risque que cela engendre une forme de tourisme social me semble tout à fait négligeable.
À gauche, c’est la question du travail détaché qui fait grincer les dents…
Avec l’appui des socialistes et d’une bonne partie des Vert·e·s, les syndicats sont en effet montés au créneau en dénonçant le risque d’un horrible dumping salarial et la fin de ce qu’on appelle les mesures d’accompagnement, qui sont destinées à faciliter la mise en place de conventions collectives de travail. Mais le travail détaché représente 0,5% de la masse de travail en Suisse et il est essentiellement concentré dans trois secteurs dans lesquels il n’y a quasiment pas de concurrence avec les travailleurs suisses: les ouvriers agricoles, l’hôtellerie et le tourisme et la construction. Quant aux conventions collectives, il en existe déjà un bon nombre en Suisse et certains cantons, comme Genève, se sont même dotés d’un salaire minimum.
Quel est le risque pour la Suisse si ces négociations devaient ne pas aboutir?
Une érosion à moyen-long terme de l’accès au marché intérieur de l’UE qui pourrait toucher des secteurs clés de l’économie nationale comme les instruments médicaux, les machines ou les produits pharmaceutiques. Mais, pour l’instant, on ne sent pas vraiment de sentiment d’urgence en Suisse.
La Suisse a besoin de l’UE, mais est-ce que l’UE a besoin de la Suisse?
La Suisse est tout de même le 4e partenaire économique de l’Union. Il y a beaucoup de ressortissants de l’UE en Suisse et beaucoup de frontaliers. La Suisse contrôle par ailleurs les routes et les chemins de fer qui permettent de traverser l’Europe. Ce n’est donc pas un élément négligeable pour l’Union. Cela étant, même s’il n’y a pas de véritable animosité à l’égard de notre pays, c’est un sujet dont on ne parle pas beaucoup à Bruxelles. L’UE a d’autres problèmes, bien plus importants, à gérer.
La guerre en Ukraine ne plaide-t-elle pas pour un rapprochement plus significatif avec l’Union?
Il y a effectivement eu un choc à la suite de l’agression de l’Ukraine. Beaucoup de Suisses se sont sans doute sentis plus Européens à ce moment-là, mais j’ai l’impression que cette forme d’union sacrée est déjà en train de s’étioler, tant en Suisse qu’à l’intérieur de l’UE. À cet égard, le Conseil fédéral a récemment proposé que la Suisse participe davantage aux manœuvres militaires de l’OTAN, proposition qui a été refusée de manière assez significative par une coalition entre l’UDC et la gauche.