Campus n°115

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Dossier | ACQWA

Le retrait des glaciers mine la biodiversité. Et alors?

Plusieurs espèces d’invertébrés, adaptées aux conditions de vie très rudes des rivières glaciaires, disparaîtront en même temps que les glaciers. Elles seront remplacées par d’autres, venues de plus bas, qui reprendront leurs fonctions écologiques

C’est inexorable. La fonte des glaciers entraînera la disparition d’espèces d’invertébrés spécialement adaptées à la vie dans l’eau glacée et trouble jaillissant de ces champs de glaces. En d’autres termes, la Suisse doit se préparer à perdre irrémédiablement une forme de biodiversité à haute valeur patrimoniale puisqu’elle n’existe que dans les premiers tronçons de ses rivières glaciaires. Face à cette perte biologique, Alexander Milner, professeur à l’Université de Birmingham, spécialiste des écosystèmes des rivières et membre du projet ACQWA, s’est fendu d’un commentaire pour le moins provocateur : «Est-ce vraiment si important ?»

Le point de vue iconoclaste du chercheur britannique s’explique par un raisonnement fonctionnel. Ce qui est important, pour lui, c’est que les fonctions biologiques essentielles que remplit cette microfaune (la dégradation de la matière organique grossière, le filtrage de l’eau, la consommation des ressources, etc.) soient préservées. Et il se trouve que les espèces qui disparaîtront en même temps que le tarissement de l’eau de fonte des glaciers seront aussitôt remplacées par d’autres qui jouent actuellement le même rôle biologique mais plus en aval. Explications.

«La biodiversité est une notion plus complexe qu’il n’y paraît, relève Emmanuel Castella, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences de l’environnement. En restant dans l’exemple des cours d’eau glaciaires, on peut estimer leur biodiversité en comptant le nombre d’espèces vivant dans une portion de torrent. Il est également possible de la mesurer à une échelle plus grande en observant la diversité des espèces existant entre plusieurs rivières comparables. Un autre indicateur valable est la diversité génétique présente au sein d’une seule espèce.»

De manière générale, plus un écosystème est riche en espèces, plus il est robuste et susceptible de s’adapter aux changements de conditions. Dans cette optique, la disparition de formes de vie endémiques représente évidemment une perte irremplaçable. A première vue, c’est un peu comme si la « valeur biologique » de la Suisse allait chuter d’un cran.

Moucherons sans ailes

En l’occurrence, les animaux dont il faut d’ores et déjà faire le deuil sont essentiellement des larves d’insectes (du genre Diamesa, notamment) qui ne sortent de la rivière, dans leur phase adulte, que durant un très court laps de temps, juste assez pour se reproduire et mourir. Ce sont souvent des moucherons dépourvus d’ailes pour offrir moins de prises au vent et au froid. Le reste du temps, les larves survivent aux conditions stressantes offertes par les rivières glaciaires : le lit du torrent est très instable, la température ne dépasse pas 1 °C, l’eau est troublée par des sédiments minéraux rendus par le glacier (la farine glaciaire).

Les travaux d’Alexander Milner ont porté sur une demi-douzaine de minuscules glaciers des Pyrénées françaises. Ces derniers, dont la surface est comprise entre 0,08 km2 et 0,46 km2, sont passablement éloignés des Alpes helvétiques mais leur évolution préfigure ce qui se passera en Suisse dans 50 à 100 ans, en tout cas pour les glaciers de petite taille.

Ses observations, qui s’étalent sur plus d’une décennie, couplées à des modèles de simulation incluant des scénarios climatiques et hydrologiques, ont produit des prédictions jusqu’en 2080. Au cours de ce laps de temps, la contribution de l’eau de fonte des glaciers devrait s’effacer au profit de celle des précipitations. La pluie, la fonte de la neige et l’eau souterraine génèrent, quant à elles, des conditions de vie nettement plus stables pour les insectes.

Nouveaux prédateurs

Résultat : à la sortie des glaciers, le nombre d’espèces du genre Diamesa et leurs consœurs des têtes de torrents vont progressivement diminuer jusqu’à disparaître totalement vers 2080. Dans le même temps, dès les années 2020, les espèces vivant plus en aval, beaucoup plus nombreuses et diversifiées que les Diamesa, commenceront à coloniser la source des torrents. Ce faisant, elles modifieront l’équilibre de l’écosystème, notamment en introduisant de nouveaux prédateurs, ce qui ne fera qu’accélérer le processus d’extinction.

«D’un côté, les premiers tronçons des torrents glaciaires perdront de la biodiversité avec la disparition des Diamesa mais, d’un autre, ils en gagneront avec l’arrivée de ces espèces venues de plus bas, commente Emmanuel Castella. Il est indéniable que si l’on restait au même endroit au bord de la rivière durant cinquante à cent ans, on assisterait à une augmentation progressive du nombre d’espèces. Le paradoxe ne s’arrête d’ailleurs pas là. Cette évolution entraînera en effet une homogénéisation de la biodiversité à l’échelle régionale. Les espèces qui vont remplacer les Diamesa sont certes plus nombreuses mais ce sont les mêmes dans toutes les vallées.»

Alexander Milner s’est aussi intéressé à la diversité génétique au sein d’une autre espèce d’éphémères habitant les rivières glaciaires (Baetis alpinus). Selon son analyse, cette diversité devrait elle aussi diminuer avec la disparition des conditions extrêmes de vie générée par l’eau de fonte des glaciers.

En conclusion, afin de ne pas accélérer inutilement un processus qui semble de toute façon inévitable – qui peut empêcher la fonte des glaciers ? –, le chercheur britannique recommande de limiter au maximum les facteurs de stress supplémentaires, comme le pâturage par bétail, la captation d’eau pour l’irrigation ou la production hydroélectrique.

La Camargue, bientôt entre les bras de la Mutt

Il y a quelques années, des chercheurs des Ecoles polytechniques de Lausanne et de Zurich ont réalisé une simulation prédisant que le glacier du Rhône allait totalement disparaître d’ici à 2100. Si cela devait se produire, il est possible que le fleuve qui s’écoule jusqu’en Méditerranée doive changer de nom. En effet, les scientifiques estiment que sans glacier pour l’alimenter et ne dépendant plus que des précipitations et de l’eau souterraine, le débit du premier tronçon du Rhône ne pourrait plus rivaliser avec celui de son premier affluent actuel qui le rejoint à un kilomètre au-dessus du village de Gletsch, sur sa rive gauche : la Mutt. Du coup, verra-t-on la Camargue tomber entre les bras de la Mutt ? L’appellation contrôlée des Côtes de la Mutt séduira-t-elle autant les amateurs de vin que son homologue rhodanien ? Et que dire des touristes fortunés cherchant à Genève la fameuse rue de la Mutt pour faire leurs emplettes de luxe ? Ce changement de nom est peu probable. Ce n’est pas la première fois que la règle, selon laquelle l’affluent au plus gros débit donne son nom à la rivière en aval, ne soit pas respectée. En revanche, la modification des débits des torrents glaciaires a, quant à elle, plus de chances de se réaliser.

Emmanuel Castella, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences de l’environnement, étudie depuis plusieurs années le glacier de la Mutt. Actuellement en cours, ses recherches comprennent notamment l’analyse de la biodiversité du cours d’eau issue de ce petit champ de glace d’un demi-kilomètre carré. Pour l’instant, les données sont cohérentes avec les résultats obtenus par Alexander Milner, professeur à l’Université de Birmingham (lire ci-dessus).

Le torrent glaciaire de la Mutt suit également la même évolution hydrologique, avec seulement quelques décennies de retard, que ceux des Pyrénées étudiés par le chercheur britannique. Le glacier, en pleine phase de recul, n’alimentera bientôt plus le cours d’eau. Le maximum du débit, aujourd’hui encore situé en juillet-août, se décale lentement vers le printemps, dépendant de plus en plus des précipitations neigeuses. Et le débit accusera une perte considérable durant la saison chaude qui deviendra plus sèche que par le passé.

Dans certains cas, ce phénomène pourrait entraîner l’assèchement du cours d’eau si les précipitations et l’eau stockée dans le sous-sol ne sont pas suffisantes pour l’alimenter. Et à ce petit jeu, qui deviendra effectif dans un siècle, la Mutt devrait s’en sortir mieux que le premier tronçon du Rhône, estiment les spécialistes.