Campus n°115

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Dossier | ACQWA

«Certains chercheurs craignent de partager leurs données»

En théorie, Tout le monde soutient le principe du partage des mesures météorologiques ou hydrologiques. En pratique, les scientifiques doivent batailler pour convaincre les autorités de chaque pays d’ouvrir l’accès à leurs données

Les données météorologiques, qui ont trait au cycle de l’eau, revêtent un intérêt stratégique pour les Etats. Il n’est donc pas toujours aisé de les obtenir même à des fins de recherche scientifique. Confrontés à ce problème, les membres du projet ACQWA ont perdu beaucoup de temps pour rassembler des informations indispensables à leur étude. Paradoxalement, maintenant que les travaux sont achevés, les chercheurs ne se pressent pas de rendre librement disponibles les données qu’ils ont eux-mêmes produites. Explications avec Anthony Lehmann, professeur associé à l’Institut des sciences de l’environnement et à l’Institut Forel.

Un projet comme celui d’ACQWA produit-il de grandes quantités de données ?

Oui, énormément. Mais il commence par en consommer beaucoup aussi. Le projet d’ACQWA fait en effet abondamment appel à la modélisation informatique qu’elle soit hydrologique, météorologique ou encore climatologique. Il le fait non seulement pour comprendre comment le système physique fonctionne mais aussi pour réaliser des projections dans le futur. Pour y parvenir, ces simulations doivent se baser sur l’observation, c’est-à-dire sur des informations ponctuelles collectées notamment par des stations météorologiques (il en existe plus d’une centaine en Suisse) ou des stations hydrologiques. Ces données permettent de calibrer les modèles. Ensuite, les chercheurs font tourner leurs ordinateurs et créent des simulations. Celles-ci, qui peuvent présenter de grandes résolutions spatiale et temporelle, sont réalisées plusieurs fois en changeant à chaque fois le scénario climatique. Au final, ces modèles produisent donc beaucoup plus de données qu’ils n’en consomment.

Est-il facile de rassembler les informations dont vous avez besoin pour vos modèles ?

Chaque organisation internationale active dans l’environnement et même chaque pays possède ses propres règles concernant l’accès aux données météorologiques et hydrologiques. En principe, tout le monde est en faveur du partage des données, en particulier l’Organisation météorologique mondiale (OMM). D’ailleurs tous les pays membres de cette agence onusienne basée à Genève (il y en a 185 aujourd’hui) s’engagent à mettre à disposition les mesures de leurs stations météo. Mais il existe une clause qui brouille le message.

Que dit-elle cette clause ?

Apparaissant dans les résolutions 40 et 25 de l’OMM, elle reconnaît aux gouvernements le droit de choisir de quelle manière et jusqu’à quel point ils rendent accessibles pour des échanges internationaux leurs données météorologiques ou hydrologiques, ainsi que les produits qui leur sont associés. Résultat : la plupart des Etats l’utilisent pour éviter un partage automatique de leurs informations via Internet. Dans le cadre d’ACQWA, nous avons naturellement commencé par nous adresser à l’OMM pensant que c’était l’endroit idéal pour trouver des données météorologiques nécessaires à nos études. Mais on nous a répondu qu’il fallait s’adresser directement aux autorités concernées.

Quelle importance ont des données météorologiques pour les gouvernements ?

Il existe de nombreux enjeux stratégiques autour de l’eau, de ses ressources et de sa consommation. Les modèles que nous développons permettent notamment d’estimer les différentes quantités d’eau qui circulent dans l’environnement. Nous sommes donc capables d’évaluer la consommation dans chaque pays et de révéler, le cas échéant, des habitudes contrevenant à des règles internationales. Du coup, certains Etats sont méfiants et nous avons passé beaucoup de temps dans des démarches officielles pour obtenir des données. Certains pays les vendent, d’ailleurs. Mais nous n’en avons jamais acheté.

Accéder aux données est une chose, mais encore faut-il pouvoir les utiliser…

En effet. Il s’agit d’abord de déterminer la nature des données car il arrive que les informations contextuelles, permettant de comprendre où et quand les mesures ont été effectuées, manquent. De plus, les spécialistes de chaque discipline (hydrologues, géologues, glaciologues, météorologues, climatologues, écologistes…) utilisent leur propre vocabulaire, ce qui peut entraîner des malentendus sur certains termes comme «incertitude», «adaptation», etc. Pire : ils n’utilisent pas toujours les mêmes formats dans la gestion informatique de leurs bases de données. Chaque domaine à ses traditions en la matière. Ce n’est donc pas une mince affaire que d’uniformiser tout cela.

N’y a-t-il pas un effort international allant dans ce sens ?

Depuis dix ans, le Group on Earth Observations basé dans le même bâtiment que l’OMM conçoit le Global Earth Observation System of Systems*. Cette initiative vise à offrir une unique interface sur Internet qui permet d’obtenir toutes les données scientifiquement utiles issues des organisations d’observation de la planète dans les domaines aussi variés que les catastrophes, la santé, l’énergie, le climat, l’agriculture, les écosystèmes, la biodiversité, l’eau ou encore la météo. Ce système de systèmes promeut des standards techniques uniques qui permettent de combiner ces informations issues de milliers d’instruments de mesure différents. La technologie est en place et les législations nationales commencent elles aussi à suivre le mouvement, notamment en Europe et en Suisse.

Qu’en est-il des données produites par les chercheurs d’ACQWA ? Sont-elles disponibles aussi ?

Sans aller jusqu’à l’exiger comme cela commence de plus en plus à être le cas dans certains projets européens, nous avons demandé aux membres d’ACQWA de mettre toutes leurs données à la disposition de la communauté scientifique une fois le projet terminé. Nous avons mis en place une plateforme pour cela et nous sommes prêts à aider les volontaires dans la mise en forme adéquate de ces renseignements.

Avec quel résultat ?

Seule une minorité a joué le jeu. De nombreux chercheurs ne perçoivent pas l’intérêt de cette démarche et certains craignent que d’autres groupes ne publient des articles scientifiques grâce à leurs données sans qu’ils soient cités. Des remerciements à la fin d’un article, cela ne vaut absolument rien dans un CV. Ils pourraient, au préalable, publier leurs données dans des revues spécialisées pour cela (Earth System Science Data), ce qui leur vaudrait par la suite une citation si quelqu’un les utilise. Mais cela demande du travail supplémentaire.

*www.earthobservations.org/geoss.shtml