Recherche | Le gecko, quantique de la tête aux pieds
La couleur verte des geckos n’est pas due à des pigments mais à des cellules spécialisées exploitant un phénomène d’optique quantique
Les geckos sont dotés de superpouvoirs quantiques. C’est en effet grâce à une force d’une telle nature (celle de van der Waals) qu’ils sont capables d’adhérer et de grimper sur des parois verticales et dépourvues de toute aspérité comme si la gravité n’existait pas. Et il s’avère désormais que c’est un phénomène d’optique, lui aussi quantique, qui produit les couleurs vives qu’arborent un certain nombre d’espèces de ces petits reptiles.
C’est en tout cas ce que démontre une étude menée sur des geckos appartenant au genre Phelsuma et parue dans la revue BMC Biology du mois d’octobre 2013. Réalisée par une équipe multidisciplinaire sous la direction de Michel Milinkovitch, professeur au Département de génétique et évolution, en collaboration avec l’équipe de Dirk van der Marel, professeur au Département de physique de la matière condensée (tous deux à la Faculté des sciences), la recherche dévoile le fonctionnement hautement sophistiqué des iridophores, les cellules de la peau responsables des couleurs vives des geckos.
« Les vertébrés ne possèdent pas de pigments verts ou bleus, explique Michel Milinkovitch. Du moins, aucune molécule jouant ce rôle n’a été identifiée à ce jour chez ces animaux (à l’exception d’une seule espèce de poisson). Pourtant, ces deux couleurs sont fréquentes chez les reptiles, poissons, oiseaux ou encore batraciens. En réalité, ces teintes sont générées par un autre mécanisme qui met en jeu de minuscules cristaux de guanine (un des constituants de base de l’ADN) présents au sein des iridophores. Toutefois, jusqu’à présent, les biologistes et les physiciens ignoraient comment cela fonctionnait précisément.»
En regardant des coupes d’iridophores de plus près à l’aide d’un microscope électronique, il s’avère que les cristaux de guanine, dont la taille ne dépasse pas les 100 nanomètres (milliardièmes de mètre), sont parfaitement alignés, comme des rangées de sièges dans un théâtre.
« Nous avons démontré que cette disposition crée ce que l’on appelle un cristal photonique, observe Michel Milinkovitch. La lumière incidente traverse une succession de couches de deux types ayant chacun un indice de réfraction différent : l’une est composée de cristaux de guanine, l’autre de cytoplasme, à savoir le gel qui remplit n’importe quelle cellule. Selon les équations de la physique quantique, une telle géométrie, si elle est hautement régulière, permet d’obtenir un miroir sélectif qui ne réfléchit qu’une seule couleur, très pure, avec une excellente efficacité. Cette teinte est définie par la taille des cristaux et la distance séparant chaque rangée.»
Pour vérifier leur hypothèse, les biologistes ont d’abord comprimé les iridophores du lézard en appliquant une pression mécanique. Cette action entraîne une diminution de la distance entre les couches de cristaux et une modification de la couleur sélectionnée par les iridophores.
Résultat : une fois comprimées, les cellules, vertes au départ, deviennent bleues et, au fur et à mesure qu’elles reprennent leur forme originelle, retournent au vert vif.
Les chercheurs ont également déshydraté des iridophores, ce qui revient à diminuer la quantité de cytoplasme dans ces cellules et, là aussi, à réduire la distance entre les couches de cristaux de guanine. Comme prévu, le vert devient alors bleu, tourne légèrement au violet, puis disparaît carrément. A ce stade, les iridophores réfléchissent en effet l’ultraviolet, invisible à l’œil nu, et deviennent transparents à toute lumière visible.
Pour compléter leur démonstration, les auteurs de l’article ont développé un modèle mathématique simulant le fonctionnement des iridophores et des cristaux de guanine qu’ils contiennent. Ils ont ainsi réussi à reproduire tout le camaïeu de verts et bleus existant chez ces diverses espèces de geckos en jouant sur la distance entre les rangées de cristaux au sein des iridophores mais aussi sur les épaisseurs des différentes couches de cellules superposées.
Blanc immaculé La plupart du temps, en effet, la livrée des geckos est obtenue grâce à une couche d’iridophores elle-même couverte par une couche de cellules contenant des pigments classiques, les chromatophores. Ainsi, le vert du Phelsuma grandis est en réalité le résultat de la combinaison d’un bleu structural et d’un jaune pigmentaire.
Qu’en est-il, dès lors, des taches rouges que cette même espèce arbore sur la tête et le dos et du blanc de son ventre ?
«Les taches du dos sont colorées grâce à des chromatophores contenant des pigments rouges, précise Michel Milinkovitch. En dessous, on retrouve des iridophores. Curieusement, ceux-ci ne sont ni bleus ni verts mais tous blancs (comme ceux qui tapissent le ventre d’ailleurs et qui ne sont recouverts par aucun pigment). Cette sous-couche permet de produire un rouge particulièrement intense.»
Mais comment les iridophores font-ils pour réfléchir du blanc ? La réponse est fournie une fois de plus par le microscope électronique. Les iridophores blancs contiennent eux aussi des cristaux de guanine mais ceux-ci ont perdu leur bel alignement. A la place, ils sont distribués de manière totalement aléatoire. Du coup, ils ne sont plus capables de réfléchir collectivement une couleur bien définie, mais renvoient toute la gamme de longueurs d’onde de l’arc-en-ciel dont le mélange produit un blanc. L’ensemble produit un blanc immaculé.
«Ce qui nous surprend, c’est que l’ensemble soit si bien organisé, note Michel Milinkovitch. Là où se trouvent des iridophores bleus, les chromatophores qui les couvrent sont jaunes. Et aux endroits où les iridophores sont blancs, les chromatophores sont rouges. On ne rencontre pas d’autres combinaisons.»
Autre curiosité : les pigments jaunes et rouges sont en réalité des molécules parfaitement identiques. S’ils donnent l’une ou l’autre couleur, c’est uniquement en fonction des conditions chimiques (acidité et état d’oxydo-réduction) régnant à l’intérieur des cellules où ils se trouvent. Un peu plus d’acidité et le pigment donne du rouge, un peu moins et c’est du jaune.
«Nous cherchons maintenant à comprendre les mécanismes développementaux qui sont à l’origine de cette co-localisation précise des différents types de chromatophores et iridophores, souligne Michel Milinkovitch. Nous aimerions également en savoir plus sur les mécanismes physiques à l’origine de l’organisation ou la désorganisation des cristaux de guanine.»
Anton Vos