Campus n°116

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Recherche | Histoire de l'art

Portrait de Gauguin en maître de l’ambiguïté visuelle

Relire l’ensemble de l’œuvre du peintre des Marquises sous un jour neuf, c’est ce que propose le dernier ouvrage de Dario Gamboni. Une enquête très documentée qui montre comment Gauguin faisait appel à la perception imaginative pour multiplier le sens de ses productions

«Je crois que le Bon Dieu est dans les détails.» Cette conviction, Dario Gamboni, professeur ordinaire au sein du Département d’histoire de l’art (Faculté des lettres), l’a acquise au cours d’un pèlerinage de près de vingt ans dans les œuvres de Paul Gauguin. Publiés aujourd’hui sous la forme d’un ouvrage de plus de 400 pages, les résultats de cette relecture minutieuse incluant écrits, croquis, gravures, céramiques et sculptures permettent d’éclairer sous un jour neuf la démarche de l’artiste français. Dario Gamboni met ainsi en évidence la part suggestive de son œuvre et l’importance fondamentale que revêtent pour lui les rapports entre perception et cognition. Il propose par ailleurs une méthodologie permettant d’appréhender de manière rigoureuse toute œuvre d’art se prêtant à des interprétations multiples et/ou dont le sens contient une part d’ambiguïté revendiquée plus ou moins ouvertement.

« La plupart des auteurs qui se sont penchés jusqu’ici sur l’œuvre de Gauguin l’ont envisagée selon un découpage par période correspondant aux différents lieux où a séjourné l’artiste, explique Dario Gamboni. L’ambition de ce livre est d’offrir une interprétation permettant de comprendre cette œuvre multiforme dans sa continuité. »

L’éclairage proposé par le professeur repose pour beaucoup sur l’idée que les œuvres de Gauguin, à condition de savoir y regarder, dissimulent toute une série d’informations visuelles qui structurent et donnent sens à l’ensemble de sa production artistique. Disséminés dans le fond d’un tableau, dans les contours d’un rocher ou les reliefs d’une céramique, ces éléments ambigus ou polysémiques ne sont jamais révélés de manière explicite. « C’est un niveau de langage qui, dans l’esprit de Gauguin, est réservé à un groupe d’initiés relativement restreint dans lequel figurent essentiellement ses amis artistes, explique Dario Gamboni. Et les codes utilisés sont d’autant plus difficiles à percer que Gauguin aimait retarder, compliquer, voire rendre indécidable l’identification des objets représentés dans ses œuvres. »

Comme souvent en science, la première pièce du puzzle est tombée dans les mains de Dario Gamboni de manière presque fortuite. Auteur d’un livre sur Odilon Redon et d’un autre sur les « images potentielles » (c’est-à-dire les images présentes en puissance dans les œuvres mais ne devenant actuelles qu’avec la participation active du spectateur), le chercheur s’intéresse depuis quelque temps déjà à la question de l’ambiguïté visuelle dans l’art lorsqu’il visite le Musée van Gogh d’Amsterdam.

Le cas de Gauguin l’intrigue notamment à cause d’un tableau réalisé en 1888 intitulé Au-dessus du gouffre (voir page suivante). L’étrangeté de la toile, qui se présente au premier abord comme une scène de paysage, repose non seulement sur le choix des couleurs, mais aussi sur la confusion des volumes et des perspectives, la partie figurée de l’image et son fond paraissant réversibles. « Ce procédé est utilisé dès la fin du XVIIIe siècle pour faire passer des messages politiques ou érotiques à un public averti, explique le professeur. Mais dans le cas présent, malgré un examen attentif, je ne parvenais pas à comprendre la signification de la portion de mer délimitée par des rochers qui se trouve au centre de la toile. Lorsque j’ai évoqué le sujet avec le conservateur du musée amstellodamois, il m’a montré le portrait de Gauguin peint par van Gogh lors du séjour qu’ils ont passé ensemble à Arles et qui a abouti au fameux épisode de l’oreille coupée. D’un seul coup, la solution, en forme de trompe-l’œil, s’est imposée comme une évidence: sur les deux tableaux, qui ont été réalisés à la même période, on peut en effet voir le même profil, le même menton pointu, le même nez anguleux et le même béret..

Pour le professeur, il ne fait pas de doute que cette convergence ne doit rien au hasard et que cet autoportrait déguisé doit être compris comme une sorte de manifeste, au travers duquel l’artiste aurait énoncé une véritable théorie de la représentation et de la perception.

« Gauguin ne s’est pas contenté de chercher à dépasser l’art comme imitation mimétique des apparences visuelles, poursuit Dario Gamboni. Comme Léonard de Vinci, il considère la peinture comme une discipline cérébrale contenant une part mystérieuse liée à la subjectivité et à l’interprétation. Mon hypothèse est que cette dimension mentale ou spirituelle, qui a été largement sous-estimée jusqu’ici, occupe une place centrale dans l’œuvre de Gauguin et qu’elle irrigue l’ensemble de ses productions. »

Cette interprétation est tout d’abord confortée par quelques sources écrites. En particulier par un passage du manuscrit de Diverses choses dans lequel Gauguin évoque le « centre mystérieux de la pensée » comme but et lieu de l’art.

D’autres indices, parfois très ténus, ont par ailleurs été repérés par Dario Gamboni dans l’œuvre peint de Gauguin. C’est par exemple le cas du couple anthropomorphe dissimulé dans la végétation de Parahi te marae (1892), des vaches du Champ de pommes de terre (1890) ou encore de ce visage primitif qu’on devine sur le haut d’un muret dans le Chemin aux peupliers (1883), un tableau réalisé alors que Gauguin était encore dans l’orbite impressionniste et qui témoigne par conséquent de la précocité de son engagement sur cette voie.

Le domaine où ces procédés sont poussés le plus loin est cependant celui des créations en trois dimensions, pour l’essentiel des céramiques et des sculptures. Dans ces travaux, jusqu’ici plus rarement pris en considération par la recherche, ornements et éléments figuratifs se répondent mutuellement en provoquant un jeu de métamorphoses successives.

« Ces œuvres autorisent une plus grande liberté créatrice que la peinture, qui est encore à l’époque censée être une fenêtre sur le monde, explique Dario Gamboni. Elles ne se prêtent par ailleurs pas à une lecture instantanée. Il faut tourner autour de l’objet, l’examiner sous tous les angles pour en découvrir les différentes facettes comme dans le cas de ce Vase en forme de souche qui représente un tronc suggérant un visage masculin et d’où sortent deux rejets terminés par des petites têtes féminines: une illustration de la tentation ou du cycle éternel de la vie, selon la manière dont on le regarde

Vincent Monnet

Sur les épaules d’un géant

Visiter dans sa globalité l’œuvre d’un « géant » comme Gauguin est un exercice qui exige patience et endurance. D’abord parce que la production de l’artiste est considérable. En effet, les catalogues raisonnés sont soit anciens et incomplets, soit en cours de révision (pour les peintures), soit inexistants (pour les dessins). Quant aux sources écrites (correspondance, carnets, manuscrits…), elles ne sont pas intégralement publiées. Ensuite parce que la bibliographie qui lui est consacrée est immense. Enfin et surtout parce que son œuvre est aujourd’hui dispersée dans le monde entier et qu’il n’est pas toujours facile d’accéder aux originaux d’une manière qui permette de satisfaire aux exigences de la recherche. Moindre pour les toiles, le problème est bien réel pour les créations en trois dimensions qui sont souvent enfermées dans des vitrines et dont il n’est pas toujours possible de faire le tour lorsqu’elles sont exposées. A force d’insistance et de persuasion, Dario Gamboni est toutefois parvenu à forcer la porte de nombreuses réserves, ce qui lui a permis de prendre en main et de photographier certaines pièces pour les besoins de son enquête. Peu avare de ses efforts, le professeur s’est par ailleurs ingénié à voir ce que Gauguin avait vu en visitant la plupart des lieux où le peintre a séjourné: la Bretagne bien sûr, mais aussi le Pérou, Tahiti, les Marquises, sans oublier un dernier détour par Auckland, en Nouvelle-Zélande, où Gauguin a visité la collection publique d’art maori qui venait alors d’ouvrir et qui lui avait fait très forte impression. VM