Campus n°122

L’ Afrique: continent en marche

l’afrique se profile comme le moteur de la croissance au cours du siècle à venir. Présente depuis longtemps et en force sur le continent, l’unige prépare pour la rentrée 2016 une maîtrise en études africaines proposant deux filières de spécialisation. tour d’horizon

L’Université de Genève prépare une Maîtrise universitaire en études africaines dont le lancement est prévu pour la rentrée 2016. Le moment est bien choisi. De nombreux experts s’accordent en effet à dire que ce continent soutiendra la croissance démographique et économique du monde au cours de ce siècle. Dans ce contexte, l’Afrique représente un objet d’étude très riche et pas seulement pour ses trésors archéologiques, sa faune et sa flore encore largement méconnues: les villes se développent et se transforment à grande vitesse, l’argent se met à circuler plus librement, les activités humaines se modifient et s’intensifient.

Didier Péclard, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’études globales (GSI), a été engagé en février dernier pour mettre sur pied cette maîtrise et proposer aux étudiants un cursus à même de les préparer à comprendre les défis auxquels fait face le continent africain. Entretien.

Campus: Sur quelle aire géographique portent les études africaines?

Didier Péclard: Les études africaines concernent d’habitude la partie du continent située au sud du Sahara. Sans être exclue, la partie septentrionale est en général davantage désignée comme l’Afrique du Nord, le Maghreb ou encore englobée dans le Moyen-Orient et fait l’objet d’études spécifiques. Il faut cependant rappeler que la frontière formée par le Sahara n’en est pas vraiment une puisque ce vaste désert a toujours servi de zone de passage et d’échanges.

Pourquoi proposer une maîtrise universitaire sur ce thème maintenant?

Ce projet fait partie d’une stratégie globale du Rectorat qui cherche à renforcer les liens de l’Université avec l’Afrique. Dans ce cadre, nous sommes en train de signer des accords de partenariat stratégiques avec cinq universités parmi les plus importantes du continent. Il s’agit des universités anglophones de Cape Town en Afrique du Sud et d’Addis- Abeba en Ethiopie, et des Universités francophones de Yaoundé au Cameroun, Félix Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire et Cheikh Anta Diop au Sénégal. L’objectif consiste à favoriser les échanges de professeurs, de chercheurs et d’étudiants, à mener des projets de recherche communs, etc.

N’existe-t-il pas déjà des liens entre l’Université de Genève et l’Afrique?

Oui et depuis longtemps. Un travail de recensement réalisé l’an dernier a révélé que près de 150 enseignants et chercheurs de l’Université de Genève travaillent en lien avec l’Afrique, parfois dans des projets ponctuels, parfois dans des programmes qui s’étalent sur vingt-cinq ans (voir infographie). Nous avons donc atteint une masse critique en la matière qui justifie que l’Université mette en place une telle maîtrise.

Existe-t-il d’autres centres d’études africaines?

Oui, l’offre est importante, essentiellement dans les anciennes puissances coloniales comme la France, la Grande-Bretagne et le Portugal mais aussi en Allemagne et aux Etats-Unis. En Suisse, c’est l’Université de Bâle qui est pionnière en la matière avec une Maîtrise en anglais qui existe depuis le début des années 2000. A Genève, nous allons nous démarquer en offrant une formation principalement francophone, pluridisciplinaire (économie, science politique, géographie, démographie, sociologie, droit, archéologie, anthropologie, environnement, biologie, médecine…) et profitant de la présence de la Genève internationale. Elle sera intégrée dans le GSI où elle côtoiera d’autres maîtrises déjà existantes sur l’Union européenne, l’Europe médiane et la Russie, ou encore le Moyen-Orient et le Monde arabe (cette dernière ayant été lancée cette année). J’espère qu’une telle proximité favorisera les échanges et les synergies.

Pourquoi les études africaines ne se font-elles pas en Afrique? N’y a-t-il pas un risque de répéter le schéma paternaliste du chercheur blanc et riche qui étudie des contrées pauvres?

Les études africaines se font bien sûr aussi et surtout en Afrique. Mais les universités qui offrent des cursus ­complets dans ce domaine sont rares. Par ailleurs, notre travail de spécialistes européens de l’Afrique s’insère dans les relations inégalitaires entre les deux continents et dans un contexte de sous-investissement massif de la plupart des Etats africains dans la formation. L’argent pour la recherche provenant presque toujours du Nord, cela crée des déséquilibres qui peuvent se traduire en rapports de force. Il faut donc veiller, en effet, à ne pas devenir des donneurs de leçons. La solution, à mes yeux, passe par le partenariat et des échanges réguliers avec les collègues des universités africaines de manière à rééquilibrer les forces.

La vision d’une Afrique qui serait encore en marge de l’histoire est encore bien présente. L’ex-président français Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas affirmé en 2007 que «l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire»?

J’utilise souvent dans mes cours des extraits de ce discours prononcé à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Je les compare avec des passages d’un texte écrit en 1830 par le philosophe allemand Hegel et dans lequel il note que l’Afrique n’est pas intéressante pour l’histoire, car elle n’y est pas encore entrée. Au fond, les deux textes disent la même chose et montrent à quel point cette vision «a-historique» de l’Afrique a perduré à travers les siècles et demeure aujourd’hui encore très présente. Ainsi, il est rare de voir, dans la publicité, des représentations de l’Afrique urbaine, alors que ce continent connaît l’un des taux d’urbanisation le plus élevé du monde et que les villes africaines sont un des lieux de production de la ville globalisée du XXIe siècle. Au contraire, on continue à montrer des clichés de safaris ou de tribus dites «authentiques» qui n’auraient jamais été «corrompues» par la civilisation, reproduisant en cela les pires clichés de l’ère coloniale.

La recherche scientifique, notamment en sciences sociales, a besoin de statistiques. Sont-elles facilement disponibles en Afrique?

Tout dépend des disciplines et des approches. Tous les pays subsahariens possèdent par exemple des offices de statistiques, mais la validité de leurs chiffres est souvent sujette à caution. En même temps, cette difficulté à trouver des données fiables a suscité une certaine inventivité en termes de méthodologie, notamment en histoire sociale. Etant donné l’absence ou la faiblesse de sources écrites dans pratiquement toutes les sociétés d’Afrique subsaharienne – les seules que l’on possède sont d’origine coloniale –, il a en effet fallu développer d’autres techniques dont celle de l’histoire orale. L’étude des récits historiques transmis oralement de génération en génération et que l’on pratique maintenant dans l’ensemble de la discipline trouve à bien des égards son origine dans les terrains africains.

La démocratie s’est-elle développée en Afrique depuis la fin de la Guerre froide?

Formellement, il n’existe pratiquement plus de systèmes avec un parti unique et sans élection. Le rituel des urnes s’est imposé un peu partout au niveau national et, dans la plupart des pays, aussi au niveau local. Certes, il ne suffit pas d’organiser des élections pour avoir une société démocratique. Sans parler du fait que les élections ont souvent été sources de tensions et de violences. Quoi qu’il en soit, les exigences de la société civile ont augmenté. Le Burkina Faso en est un bon exemple. Le Burundi aussi même si les choses sont en train de mal tourner. Mais le fait que des protestations et des révoltes éclatent lorsqu’un président s’autorise à changer la Constitution pour rester en poste est le signe d’un enracinement de la démocratie. En revanche, il faudra encore du temps avant que les contre-pouvoirs comme les médias gagnent partout en importance.

L’Afrique est-elle le nouvel eldorado économique du XXIe siècle?

Sur ce point, l’image de l’Afrique est en plein changement. On peut illustrer cette nouvelle perception par deux couvertures de The Economist publiées à dix ans d’intervalle. Dans l’édition du 13 mai 2000, le magazine britannique titrait en Une: Africa, the Hopeless Continent. En d’autres termes, l’Afrique, engluée dans la corruption, la guerre et la mauvaise gouvernance, est un continent sans espoir. Le 2 mars 2013, le même hebdomadaire se fend en couverture d’un Africa Rising (l’Afrique croissante), où, à l’inverse, elle est présentée comme la nouvelle frontière du capitalisme et une source de croissance mondiale pour le XXIe siècle face à une Europe en crise.

Est-ce la perception qui a changé ou la réalité?

Les deux. La vision véhiculée par The Economist est certes un peu caricaturale, mais on peut observer sur le terrain de réels bouleversements socio-économiques, notamment grâce au boom du secteur des ressources naturelles dans les années 2000. En Angola, par exemple, qui est, avec près de 2 millions de barils par jour, le deuxième producteur de pétrole dans la région subsaharienne, les flux de capitaux que la diaspora renvoie au pays se sont inversés. Jusque-là, c’étaient les Angolais installés au Portugal, l’ancienne puissance coloniale, qui envoyaient de l’argent en Afrique. Maintenant, ce sont des Portugais d’Angola, un pays en paix depuis 2002 seulement après des années de guerre civile, qui envoient de l’argent au Portugal. C’est une évolution significative même si on ne peut pas la généraliser à tout le continent. Par ailleurs, les investissements se multiplient et sont plus diversifiés que dans les années 1980, notamment en raison de l’arrivée de la Chine, du Brésil et d’autres puissances émergentes. Les échanges Sud-Sud s’intensifient, la compétition s’accroît dans toutes les économies africaines, ce qui entraîne des changements notables dans les sociétés. Malgré cela, les indices de développement humain restent très bas. Le boom économique crée des écarts de richesse très importants. Ils sont particulièrement indécents en Angola ou dans d’autres pays ayant connu une croissance très forte et rapide, où une petite portion de la population vit très bien et l’écrasante majorité survit avec moins de 2 dollars par jour. Le boom économique mesuré en termes de croissance du PIB n’est donc pas forcément synonyme de développement économique et social.

On présente souvent l’arrivée de la Chine en Afrique comme un prédateur économique qui avale tout sur son passage. Qu’en pensez-vous?

Si c’était vrai, la Chine ne serait en cela pas si différente des pays européens qui l’ont précédée. Cela dit, la Chine est certes devenue un partenaire important pour de nombreux pays africains, mais ce déploiement est beaucoup plus diversifié qu’on a pu l’écrire. L’image généralement véhiculée est celle d’une stratégie coordonnée par Pékin qui enverrait des légions de travailleurs, voire des prisonniers, à la «conquête» du continent via l’implantation d’entreprises gouvernementales. Or, la réalité est plus complexe et nuancée. L’installation des commerçants chinois en Afrique s’est par exemple aussi faite par le biais de la diaspora. Quant à l’investis- sement dans ce continent, il a représenté, pour certaines entreprises d’Etat issues de provinces chinoises restées en marge du développement économique du pays, une opportunité d’améliorer leur ­compétitivité à l’interne. Les Etats africains ne sont pas restés passifs, notamment dans le secteur des ressources naturelles. Ils ont ainsi été très habiles pour utiliser les investisseurs chinois, arrivés tardivement, comme bras de levier dans leurs négociations avec les partenaires traditionnels que sont les majors européennes ou américaines.

La Chine permet donc de remettre en question l’espèce de chasse gardée de l’Occident sur les ressources africaines…

Peut-être, mais on ne voit pas encore très bien les effets positifs que cette évolution pourrait avoir sur les classes plus modestes. Une fois de plus, on assiste à une stratégie de la part des élites pour utiliser ce nouvel afflux de richesses afin de renforcer leurs positions de pouvoir ou d’en acquérir de nouvelles tandis que les investissements dans la santé, l’éducation et même parfois l’agriculture sont toujours insuffisants.

La corruption n’est-elle pas un frein à ce développement socioculturel?

On entend souvent dire que la corruption est antinomique au développement économique mais ce n’est pas tout à fait exact. Le Japon s’est-il développé depuis la Deuxième Guerre mondiale sans corruption? Et l’Europe a-t-elle connu son essor économique depuis le XIXe siècle sans oligarchies, sans une redistribution clientéliste de l’argent public? Idem pour les Etats-Unis? Le discours sur la bonne gouvernance est à bien des égards insupportable: on veut exporter un modèle normatif qui n’existe même pas chez nous.

La communauté internationale demande à l’Afrique un développement socio-économique rapide que nous avons mis 150 ans à accomplir. N’est-ce pas illégitime?

On demande beaucoup à l’Afrique, c’est vrai. En même temps, les sociétés africaines font partie du XXIe siècle, comme les nôtres, et ce sont elles qui ont avant tout soif de changements et qui en sont les moteurs principaux. Elles sont globalisées, jusque dans certaines zones rurales qui entretiennent d’intenses échanges avec les villes. Le problème, c’est que si l’on ne demande pas à ces pays de nous rattraper aussi vite que possible, on risque de tomber dans un discours paternaliste. On admettrait que ces sociétés sont encore pré-modernes et qu’elles ont besoin d’aller à leur propre rythme. Une forme extrême de ce raisonnement se retrouve dans la justification de l’Apartheid en Afrique du Sud et la création des Bantoustans, c’est-à-dire des espaces où les Noirs peuvent se développer à leur rythme, supposé plus lent que celui des Blancs.

Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste pour l’Afrique?

Je vais en Afrique depuis vingt ans. Je n’ai jamais été un grand partisan de l’afro-pessimisme très en vogue dans les années 1980-90. J’ai de la peine aussi avec cette vision romantique d’une Afrique idéale qui serait une extraordinaire source de création. L’inventivité en question est surtout un moyen de gérer un quotidien profondément inégalitaire et injuste. Mais l’Afrique est en plein bouleversement, c’est évident: les villes africaines, par exemple, sont des laboratoires d’une nouvelle modernité. Dans certains pays, l’argent, même s’il est encore très mal réparti, commence à circuler davantage, la dépendance à l’aide internationale diminue, une classe moyenne commence à émerger. La jeunesse africaine m’impressionne dans sa volonté de changer les choses, comme on a pu le constater au Sénégal ou au Burkina Faso récemment. En Angola, j’ai vu des jeunes profondément épris d’égalité et qui sont prêts à souffrir pour l’obtenir, car toute contestation est critiquée et souvent taxée d’antipatriotique, voire réprimée.