Campus n°122

Dans les eaux troubles du Congo

Le plus grand fleuve d’Afrique, en termes de débit, est extrêmement pollué, mais les études scientifiques manquent pour déterminer avec précision l’origine et l’étendue de la contamination. L’Institut F.-A. Forel tente de combler ces lacunes et d’inverser la tendance

L’analyse d’échantillons de sédiments prélevés dans le fleuve Congo, à la hauteur de Kinshasa, a réservé une mauvaise surprise à Amandine Laffite. Doctorante à l’Institut F.-A. Forel (Faculté des sciences), elle y a détecté la présence du gène de la NDM-1 (New Delhi metallo-beta-lactamase 1), une enzyme qui confère à certaines bactéries une résistance à l’une des classes d’antibiotiques les plus puissantes dont la médecine dispose, les carbapénèmes. La découverte fait l’objet d’un article à paraître prochainement.

Comme son nom l’indique, cette enzyme, qui vaut aux microbes qui la synthétisent le surnom de «superbactérie», a été isolée une première fois chez un patient d’un hôpital de la capitale indienne en 2008. Elle a ensuite été détectée dans des bactéries (essentiellement Klebsiella pneumoniae, responsable de certaines pneumonies, et Escherichia coli) ailleurs en Inde, au Pakistan, au Royaume-Uni, au Canada, au Japon, puis un peu partout dans le monde, sa dissémination bénéficiant de tous les moyens de transports d’une société globalisée. Et c’est maintenant au tour de la République démocratique du Congo (RDC) de voir la NDM-1 faire son apparition officielle sur son territoire.

«J’ai fait cette découverte dans des sédiments prélevés à la sortie d’un canal d’évacuation d’un hôpital, précise Amandine Laffite. On ne trouve pas ce gène partout ni à toutes les saisons, mais il est présent. Les scientifiques suspectent depuis quelques années les bactéries vivant dans les sédiments de jouer le rôle de réservoir pour ces gènes de résistance aux antibiotiques. Ils pensent également qu’elles sont susceptibles de les transmettre ensuite à d’autres microbes, notamment des pathogènes capables d’infecter l’être humain.»

Et ce risque n’est pas marginal. Dans la région d’où proviennent les échantillons, les sols sont riches en matière organique, donc en nutriments, et la température de l’eau est d’environ 28 degrés toute l’année. Ces conditions sont idéales pour le transfert de gènes entre bactéries d’espèces différentes (processus naturel et très commun). De plus, les riverains utilisent abondamment l’eau du fleuve pour laver leurs aliments, cuisiner et arroser leurs champs, ce qui augmente d’autant plus les risques d’infection.

Les conséquences sanitaires de la présence de la NDM-1 dans les eaux du Congo sont inconnues, faute de données fiables. Mais des études menées dans d’autres pays, notamment dans des hôpitaux d’Afrique du Sud, montrent qu’une infection par ces bactéries résistantes est associée à une augmentation significative de la mortalité. Cela dit, la contribution de la NDM-1 ne viendrait que s’ajouter à toutes les autres pollutions déjà existantes dans cette région où les maladies liées à l’eau non traitées sont très fréquentes (fièvre typhoïde, dysenterie, etc.) et sont la cause, entre autres, d’une mortalité infantile particulièrement élevée.

«La RDC ne souffre pas du manque d’eau mais d’un sérieux problème de qualité de l’eau, confirme John Poté-Wembonyama, chargé de cours et adjoint scientifique en biotechnologie environnementale à l’Institut F.-A. Forel et qui dirige les travaux d’Amandine Laffite. Dans ce pays, qui comprend pourtant le deuxième système hydrographique du monde après l’Amazonie, moins de 20 % de la population a accès à l’eau potable. Dans les zones urbaines, les déjections des habitants mais aussi des hôpitaux sont directement déversées dans le fleuve provoquant des pollutions bactériennes catastrophiques. En aval des industries et des zones agricoles, les eaux sales sont évacuées sans traitement. Qui plus est, dans les régions minières, surtout au Katanga et au Kivu, les taux de métaux traces et de substances radioactives dans les sédiments battent tous les records.»

L’article d’Amandine Laffite s’inscrit justement dans un programme scientifique plus large qui vise notamment à comprendre la forte dégradation de la qualité de l’eau du Congo, de même que celle d’autres fleuves en Inde. Financé par le Fonds national suisse pour la recherche scientifique de 2013 à 2017 – avec un prolongement possible jusqu’en 2018 –, ce projet se base sur un partenariat signé entre l’Université de Genève, via l’Institut F.-A. Forel, l’Université de Kinshasa, l’Université pédagogique nationale en RDC ainsi que le Jamal Mohamed Collège en Inde.

«Pour le Congo, nous n’en sommes encore qu’au stade de l’identification et de l’évaluation de la pollution, précise John Poté qui codirige le projet avec Vera Slaveykova, professeure et directrice de l’Institut F.-A. Forel. Il faut dire qu’en RDC, les recherches sur l’eau ne font que commencer. Les scientifiques étaient jadis surtout intéressés par les domaines très en vue comme la biodiversité ou la prospection minière.»

Depuis 2012, les chercheurs genevois et africains ont mené une demi-douzaine d’études, surtout dans la région de Kinshasa, une ville de plus de 10 millions d’habitants. Une chercheuse congolaise, Paola Mwanamoki, a même défendu cette année avec succès une thèse, codirigée par John Poté et Pius Mpiana, professeur à l’Université de Kinshasa, traitant de la contamination des eaux du fleuve Congo par les métaux lourds.

Les taux de métaux traces (comme le chrome, le nickel, le zinc, le cuivre, le plomb, l’arsenic et le mercure) sont d’ailleurs souvent élevés en aval d’industries et de zones urbaines. Dans un article paru dans la revue Chemosphere du mois de septembre 2014, les chercheurs ont soumis des ostracodes, des crustacés microscopiques utilisés comme bio-indicateurs, à des sédiments prélevés juste en aval et en amont de Kinshasa. Tous les individus utilisés dans le test ont été tués en six jours, illustrant ainsi le degré ultime de la contamination.

Une autre étude, publiée le 1er juillet 2014 dans la revue Environmental Monitoring and Assesment, a montré que les sédiments d’un lac en apparence préservé (le lac Ma Vallée, très touristique, situé sur un affluent du Congo, en amont de Kinshasa) semblent jouer le rôle de réservoir pour des bactéries pathogènes et qu’une éventuelle remise en suspension de ses dépôts pourrait poser des problèmes de santé publique.

«La difficulté, c’est qu’en RDC, il n’existe pas de politique d’assainissement des eaux, explique John Poté-Wembonyama. Certaines personnes disposent bien de fosses septiques mais quand elles sont pleines, le contenu est rejeté directement dans le fleuve. Quant aux nappes phréatiques, surexploitées, elles sont, elles aussi, contaminées.»

Pour corriger cette situation qualifiée de catastrophique par le chercheur genevois, plusieurs mesures ont été imaginées. Du côté scientifique, on évalue des techniques traditionnelles d’assainissement des eaux, notamment à l’aide de la plante Moringa (Moringa oleifera) qui possède des propriétés bactéricides.

Mais l’éradication du problème passe avant tout par l’éducation. D’ailleurs, le projet interuniversitaire auquel participe l’Institut F.-A. Forel inclut également un volet de communication et de vulgarisation. Cette partie du travail est assurée entièrement par l’équipe de Vicky Elongo, professeur à l’Université de Kinshasa et spécialiste en communication environnementale. Le chercheur a choisi une commune pilote, Bumbu, un quartier pauvre de la capitale, où les conditions sanitaires sont particulièrement dégradées, pour voir si les actions ciblées de sensibilisation et d’éducation ont des résultats.

«La population est en général très mal informée sur la question sanitaire de l’eau, note John Poté-Wembonyama. Des indices montrent pourtant que certaines mauvaises habitudes sont en train de changer en réponse aux démarches de sensibilisation. En voyant les progrès que nous avons obtenus, l’ambassade de Suisse en RDC a décidé de s’impliquer dans nos démarches. Elle a même financé la construction de latrines dans trois écoles de la commune de Bumbu. On a expliqué aux enfants l’importance de ces installations et on les a vu éduquer, à leur tour, leurs parents et leur entourage. Nous espérons continuer des telles actions dans d’autres communes défavorisées de Kinshasa.»