Campus n°122

« L’afrique est encore considérée comme une sorte de Far West où tous les coups sont permis »

L’union africaine prépare un traité continental qui vise à rééquilibrer le rapport de force entre investisseurs étrangers et états hôtes. un texte révolutionnaire qui contient également des dispositions visant à protéger l’environnement et les droits humains.

Augmenter l’attractivité économique du continent africain en tenant compte des exigences du développement durable et de la protection de l’environnement, c’est l’ambition du traité que l’Union africaine prépare pour la fin de l’année 2015. Un texte à bien des égards révolutionnaire qui permettra également de rééquilibrer un rapport de force longtemps désavantageux pour les communautés locales. Professeur associé à la Faculté de droit, à l’Institut des sciences de l’environnement (ISE) et au sein du Global Studies Institute, Makane Mbengue a activement participé à sa rédaction en tant qu’expert indépendant. Entretien.

Campus: L’Union africaine devrait présenter prochainement un accord continental portant sur la protection des investissements étrangers. En quoi ce texte est-il novateur?

Makane Mbengue: Ce traité contient les dispositions habituelles visant à limiter les risques pour les investisseurs étrangers en leur garantissant une protection contre toute forme de discrimination, les expropriations illégales et l’entrave à la circulation des capitaux. Il prévoit également le droit de recourir devant un tribunal arbitral international en cas de litige. Ce qui est fondamentalement nouveau, c’est d’abord qu’il s’agit d’une initiative commune à l’ensemble du continent africain qui, sur ce sujet, s’exprime d’une seule et même voix. L’autre grande innovation réside dans le fait que ce texte élargit considérablement les droits de l’Etat hôte.

Dans quelle mesure?

Le texte que propose l’Union africaine donne la possibilité à l’Etat de se retourner contre l’investisseur en cas de litige, ce qui n’est pas le cas habituellement. C’est un changement de paradigme fondamental qui, à mon sens, va fortement marquer les esprits. La limite de l’exercice réside dans le fait qu’aucun mécanisme de recours n’a, pour l’instant, été prévu pour la société civile ou les communautés indigènes. Si ces dernières veulent agir, il faudra donc qu’elles passent par l’Etat qui les représente.

Pourquoi une telle démarche aujourd’hui?

Les premiers accords bilatéraux visant à protéger les investisseurs étrangers ont été signés à partir de la fin des années 1950. Ils concernaient essentiellement des Etats, pour la plupart occidentaux, exportateurs de capitaux et des Etats importateurs de capitaux situés en Afrique, en Asie ou en Amérique latine. Leur objectif premier était de garantir une certaine stabilité sur les marchés situés dans les régions en développement et pas toujours démocratiques. Il faut bien avouer que dans beaucoup de pays africains, après l’indépendance, le système judiciaire était assez déficient: les juges n’avaient pas toute l’indépendance souhaitée, il n’y avait ni réelle démocratie ni séparation des pouvoirs. Il faut cependant se garder de diaboliser cette démarche visant à «surprotéger» les investisseurs provenant de pays exportateurs de capitaux car les pays de l’hémisphère Sud étaient – et demeurent – demandeurs de capitaux étrangers. En quelque sorte, il s’agissait donc d’un échange gagnant-gagnant. Mais depuis, le contexte a beaucoup changé.

C’est-à-dire?

La nouvelle génération d’accords internationaux d’investissement met l’accent sur la nécessité d’imposer des obligations aux investisseurs (en matière de développement durable, de protection de l’environnement, de protection des droits des travailleurs, de transfert de technologies «vertes », etc.). Les Etats africains en particulier veulent pouvoir également bénéficier de voies de recours lorsque les investisseurs ne respectent pas certaines obligations. C’est dans cette perspective que le futur Traité panafricain sur l’investissement prévoit la possibilité pour les Etats membres de l’Union africaine de recourir à des mécanismes d’arbitrage contre les investisseurs. Il convient par ailleurs de noter que les Etats africains comme les Etats du Nord sont de plus en plus suspicieux sur la nécessité de garantir aux investisseurs étrangers la possibilité de recourir à l’arbitrage international.

Pourquoi?

Jusqu’au milieu des années 1990, l’essentiel des investissements venaient du Nord pour aller vers le Sud, l’Afrique étant un partenaire rarement considéré comme prioritaire. Aujourd’hui, l’origine des investissements internationaux s’est beaucoup diversifiée avec l’apparition de nouveaux acteurs économiques comme la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud ou le Qatar qui investissent sur le territoire européen ou américain et qui n’hésitent pas, lorsqu’un litige survient, à déclencher des actions en justice (arbitrage international notamment).

C’est un peu l’histoire de l’arroseur arrosé…

En effet, les cas de litiges étant de plus en plus nombreux [selon les chiffres du Seco *, sur les 360 procédures d’arbitrage internationales qui étaient connues contre des Etats en 2010, 60 % ont été engagées depuis 2005, ndlr], les pays riches commencent eux aussi à se poser des questions sur ces accords dont ils subissent de plus en plus lourdement les conséquences. Ainsi, lorsque le gouvernement australien a décidé de modifier drastiquement l’habillage des paquets de cigarettes afin de lutter contre le tabagisme, la filiale de Philip Morris à Hong Kong s’est appuyée sur l’accord bilatéral de protection des investissements conclu entre les deux parties pour riposter en demandant des réparations à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars. La Suisse n’est pas non plus épargnée puisque, comme le Seco l’a admis, elle fait également l’objet d’une plainte de la part d’un investisseur étranger.

Comment l’initiative de l’Union africaine est-elle perçue dans l’hémisphère Nord?

Il me semble que dans l’ensemble, c’est une démarche qui est bien comprise par les pays occidentaux. C’est d’ailleurs l’Union européenne qui a initié le processus en finançant un premier panel d’experts travaillant sur le sujet. Dans un second temps, l’Union africaine a repris en main le processus en nommant ses propres experts – dont je fais partie – pour finaliser le projet.

Qu’est-ce que les pays de l’Union européenne ou la Suisse ont à gagner dans ce processus?

L’enjeu principal, pour les Etats industrialisés, c’est de pouvoir bénéficier de procédures harmonisées à l’échelle du continent africain dans son ensemble. Il y a plus de 50 pays en Afrique et chacun dispose aujourd’hui d’une législation qui lui est propre en matière économique et notamment dans le champ des investissements. Cela fait traîner les choses et ce n’est pas bon pour l’intégration économique. On ne peut en effet espérer attirer un investisseur quand celui-ci sait que les démarches nécessaires pour avoir une autorisation vont lui prendre pratiquement un an parce que les procédures administratives sont lourdes et que les interlocuteurs sont difficiles à identifier. Cela ne fonctionne pas. L’objectif est donc de faire en sorte que les mêmes règles de protection s’appliquent partout sur le continent, ce qui permettra aux investisseurs de passer plus facilement d’un marché à l’autre.

Le traité accorde également une place importante aux questions environnementales. Quels sont les enjeux principaux dans ce domaine?

Le traité contient en effet des dispositions sur la protection des sols ou la gestion de l’eau, mais aussi sur la responsabilité sociale des entreprises ou les droits des communautés locales. L’Afrique a grand besoin de cette protection. Elle est en effet encore considérée par beaucoup comme une sorte de Far West où tous les coups sont permis. Beaucoup d’Etats ne disposant pas de règles propres sur la protection de l’environnement, l’exploitation des mines a, par exemple, entraîné des pollutions massives, notamment au cyanure. Cela ne sera plus possible après la ratification de ce traité. Sur le papier, du moins.

* Secrétariat d’Etat à l’économie