Les abeilles ont le bourdon
Le génome du bourdon a été décrypté. Comme celui de l’abeille, son répertoire de gènes immunitaires, destinés à le défendre contre les agents pathogènes et les toxines, est peu fourni. Une réalité qui pourrait expliquer en partie le déclin de ces insectes pollinisateurs
Le décryptage du génome du bourdon révèle que cet insecte polinisateur, à l’instar de l’abeille, dispose d’un répertoire génétique pauvre en matière d’immunité. L’arsenal de gènes impliqués dans la défense de ces hyménoptères contre les agents pathogènes et les toxines ne représente en effet qu’un tiers de celui des diptères que sont la mouche du vinaigre ou le moustique anophèle. Par ailleurs, cette maigre dotation, qui pourrait en partie expliquer l’actuel déclin des populations concernées, ne serait pas le résultat de l’apparition d’un mode de vie social mais la précéderait. Tels sont les résultats de deux articles conjoints parus le 24 avril dernier dans la revue en ligne Genome Biology et auxquels des chercheurs de l’Université de Genève ont collaboré.
Le premier article porte sur le décryptage proprement dit du génome de deux espèces de bourdons, le terrestre (Bombus terrestris), originaire d’Europe et, en l’occurrence, du canton de Turgovie, et le bourdon fébrile (Bombus impatiens), vivant en Amérique du Nord. Les gènes immunitaires, qui ont fait l’objet d’une attention particulière, sont connus depuis longtemps notamment grâce à l’analyse du génome complet de la mouche du vinaigre (Drosophila melanogaster), dont le décryptage s’est achevé en 2000.
Chez le bourdon et sa proche cousine l’abeille à miel (Apis mellifera), dont le génome est connu depuis 2006, toutes les familles de gènes immunitaires identifiées chez la mouche et le moustique responsable de la transmission de la malaria (Anopheles gambiae) sont représentées: systèmes de reconnaissance de pathogènes ou de toxines, peptides antibiotiques et antifongiques, enzymes de détoxification, etc. La différence réside dans le fait que, dans chacune de ces familles, les hyménoptères disposent de moins de gènes que les diptères et donc, semble-t-il, de moins de diversité dans leurs possibilités de défense.
«Cette relative pauvreté de gènes immunitaires a d’abord constitué une surprise pour un animal social comme l’abeille, rappelle Robert Waterhouse, chercheur au sein de l’équipe d’Evgeny Zdobnov, professeur au Département de génétique et développement (Faculté de médecine), et coauteur des articles. En effet, rien n’est plus exposé au déclenchement d’une épidémie qu’une ruche peuplée de milliers d’individus génétiquement identiques et vivant dans une grande promiscuité. Pour cette raison, on se serait attendu chez les insectes sociaux à un système de défense plus développé que la moyenne.»
Environnement propre Pour expliquer cet apparent paradoxe, les biologistes ont dans un premier temps émis l’hypothèse selon laquelle les gènes immunitaires sont devenus moins utiles au cours de l’évolution après que les abeilles ont développé un comportement social qui les protège des pathogènes. En effet, ces insectes se nettoient continuellement eux-mêmes, font de même avec leurs congénères et prennent soin de leur nid. Dès qu’ils détectent une infection ou un parasite, ils s’en débarrassent. Les abeilles tapissent même leur ruche de propolis, qui est un antibiotique et antifongique naturel prélevé sur les bourgeons de certains arbres. En bref, les abeilles vivent dans un environnement propre.
Cette hypothèse implique donc, de manière plus générale, que plus la socialisation d’une espèce est poussée, plus le nombre de gènes immunitaires est faible. Elle a reçu un soutien de la part des fourmis. L’analyse du génome de sept espèces de cet insecte éminemment social, un travail publié en 2013 et auquel Robert Waterhouse a également participé, a en effet montré que leur nombre de gènes immunitaires est similaire à celui des abeilles.
L’étude des bourdons aurait dû confirmer cette théorie. Elle a au contraire été pourfendue. Le deuxième article de Genome Biology a en effet comparé deux espèces très sociales d’abeilles à miel (A. mellifera et A. florea) avec les deux espèces de bourdons moyennement sociaux (lire ci-contre) et une abeille solitaire coupeuse de feuilles (Megachile rotundata), couvrant ainsi toute la gamme de la socialisation chez les hyménoptères. Résultat: en matière de gènes immunitaires, il n’existe pratiquement pas de différence quantitative entre ces cinq génomes.
«Force est de constater que le répertoire relativement pauvre de gènes immunitaires est apparu chez un ancêtre commun aux bourdons et aux abeilles il y a des dizaines de millions d’années, note Robert Waterhouse. Le développement de la sociabilité, quant à lui, a eu lieu par la suite de manière indépendante chez certaines espèces, parfois en réponse justement à cette immunité amoindrie.»
Surfaces souillées Quant à l’abeille solitaire, elle court naturellement moins de risques de contamination par son mode de vie asocial et par le fait qu’elle évolue dans un milieu relativement exempt de pathogènes, à savoir les fleurs et le nectar dont elle se nourrit et qu’elle partage avec les autres abeilles. Cet environnement est en tout cas nettement plus propre que celui qu’affectionnent les mouches du vinaigre et les moustiques, à savoir la matière organique en décomposition et autres marigots où la survie dépend sans doute d’une immunité particulièrement efficace. La mouche domestique (Musca domestica), grande amatrice des surfaces souillées, joue d’ailleurs dans la même ligue que ses deux cousines diptères puisque la publication de son génome complet, le 14 octobre 2014 dans la revue Genome Biology, a dévoilé un nombre également important de gènes immunitaires.
«Il est même possible que ce soit les diptères qui ont développé, au cours de l’évolution, des défenses supplémentaires leur permettant de s’adapter à leur milieu de vie extrême et non les hyménoptères qui ont perdu des gènes», suggère Robert Waterhouse.
Quant aux bases génétiques de la sociabilité chez les abeilles, elles ont fait l’objet d’une étude spécifique, parue dans la revue Science du 14 mai et à laquelle Evgeny Zdobnov et Robert Waterhouse ont également participé. Les chercheurs ont cette fois-ci comparé les génomes de dix espèces d’abeilles (dont les deux bourdons), des plus sociales aux plus solitaires. Il en ressort qu’il n’existe pas un seul chemin vers la sociabilité, mais que cette dernière est apparue plusieurs fois au cours de l’évolution, de manière indépendante et à partir de bases génétiques différentes.
«L’adoption d’un mode de vie plus ou moins social chez les abeilles ne s’explique pas par la perte ou le gain de gènes spécifiques, précise Robert Waterhouse. Ces changements de comportement sont davantage dus à des variations dans les séquences régulatrices contrôlant l’activation de ces gènes. Des variations qui permettent de réorganiser finement la machinerie génétique sans devoir recourir à des bouleversements aussi importants que la création ou l’élimination de gènes entiers.»
Un autre mécanisme subtil de régulation génétique étudié par les chercheurs est la méthylation de l’ADN, c’est-à-dire la fixation de groupes méthyles sur la double-hélice qui permet de contrôler l’activité de larges régions du génome. Il se trouve que les abeilles possèdent le gène nécessaire à la méthylation de l’ADN tandis que la mouche et le moustique en sont dépourvus. De plus, la méthylation de l’ADN mesurée par les chercheurs s’est révélée, de manière générale, plus intense chez les abeilles sociales que chez les espèces solitaires.
Anton Vos